L’économiste en chef Eric Lascelles discute de la direction que pourrait prendre l’inflation à partir de maintenant, nous fait part des attentes à l’égard de l’économie chinoise et s’interroge sur l’imminence d’une récession.
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Transcription
L’inflation évolue-t-elle dans la bonne direction ?
Pour moi, le fait saillant de l’inflation tient à l’avancée déjà atteinte à la mi-2022. Les taux affichés étaient alors de 8, 9 ou 10 %. À présent, l’inflation globale à elle seule avoisine plutôt 3 %. Nous nous rapprochons donc plus de l’objectif de 2 % visé par de nombreuses banques centrales.
Cela étant dit, je reconnais volontiers que les taux de 3 % observés sont probablement un peu optimistes par rapport à la réalité. Les prix de l’essence ont chuté et influencent donc sans doute les statistiques plus qu’ils ne le devraient vraiment. Par conséquent, intéressons-nous à d’autres mesures de l’inflation telles que l’inflation de base, l’inflation médiane et l’inflation hors essence.
La plupart de celles-ci sont toujours un peu plus élevées. Elles sont souvent dans une fourchette de taux annuels de 4 %, 5 %, voire 6 %. Je pense donc qu’il est juste de dire qu’il est nécessaire de poursuivre les efforts et que nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Malgré ces indicateurs un peu plus récalcitrants et tenaces toutefois, leur lecture au cours des derniers mois révèle des progrès significatifs et indique un éventuel prochain retour dans une fourchette de 3 à 4 %.
L’inflation s’est donc fortement améliorée. Sur le plan technique, nous sommes optimistes. Nous pensons qu’il existe une légère marge d’amélioration supplémentaire par rapport aux hypothèses du marché. Nous prévoyons donc une nouvelle baisse ultérieure. Les prochains mois pourraient être un peu cahoteux, parce que nous savons que les prix du gaz ont un peu réaugmenté.
Nous pensons que l’inflation des produits alimentaires présente certains risques. Dans l’immédiat, les progrès pourraient donc être plus lents. Au cours de l’année prochaine toutefois, nous croyons que d’autres progrès seront possibles et que nous pourrons nous rapprocher de taux plus normaux avoisinant les 2 %. Voilà un point important, car c’est cette inflation problématique qui pousse les banques centrales à augmenter autant les taux.
C’est également un point capital pour l’économie parce que nous pensons qu’une récession a plus de chances de survenir que d’être évitée précisément à cause de l’augmentation des taux par les banques centrales. Tout en revient donc à l’inflation. La bonne nouvelle est que celle-ci s’améliore légèrement. J’admets que le contexte est très incertain. Le gaz et les produits alimentaires notamment s’accompagnent de risques de hausse.
Mais il existe aussi des risques de baisse. Si nous entrons en récession, celle-ci s’accompagne souvent d’une déflation, à savoir une pression à la baisse sur les prix. Lorsqu’on observe d’ailleurs plusieurs produits faisant partie du panier des prix, on ne peut pas s’imaginer pourquoi ceux-ci devraient rester aussi chers indéfiniment. Ces prix sont tellement plus élevés qu’avant la pandémie.
Il se peut que ceux-ci subissent une certaine déflation.
La Fed a-t-elle déployé des efforts suffisants pour juguler l’inflation ?
Les banques centrales, y compris la Réserve fédérale américaine, ont eu un long chemin à parcourir au cours des 18 derniers mois : elles sont passées d’un taux directeur d’environ 0 % à des taux de 5 %, voire souvent plus élevés. Il s’agit donc là d’un resserrement assez extraordinaire en peu de temps.
Nous sommes passés d’une relance pure et simple soutenue par des mesures de relance extrêmes à une restriction substantielle en ce moment. Je jugerais la réussite des banques centrales, y compris la Fed, en grande partie sur le plan de l’inflation. Et à ce titre, je dirais que nous avons vu l’inflation chuter fortement, passant de taux de près de 10 % à 3 % et 4 %. Pour moi, il s’agit d’une réussite.
Je ne crois pas que cela signifie qu’ils sont sur le point d’opérer une volte-face et d’entamer un assouplissement. L’inflation pose tout simplement encore trop d’incertitudes. D’ailleurs, l’inflation n’a toujours pas atteint son taux cible, de sorte que l’on ne peut pas encore crier victoire aux banques centrales. Mais je pense qu’elles ont accompli de gros efforts et que la politique a été crédible.
On ne sait pas si elles doivent poursuivre ces efforts beaucoup plus loin. Je suis donc d’avis qu’elles ont atteint un résultat raisonnable à ce stade. Les banques centrales sont très dépendantes des données. Elles ne savent pas en quoi la prochaine décision consistera – augmenter ou diminuer les taux suivant que l’économie se redressera ou non – ou si les taux d’inflation continueront de s’améliorer ou non.
Notre meilleure hypothèse est que les banques centrales ont fini d’intervenir ou presque. La Fed pourrait procéder à une nouvelle augmentation de taux. Selon notre raisonnement. Il n’y aura probablement pas de baisse de taux à court terme, même si l’économie redémarre. Je pense que les erreurs des années 1970 d’une réduction prématurée de taux reviennent en mémoire.
Selon moi, les taux resteront ainsi, puis seront vraisemblablement suivis par un assouplissement puisqu’il s’agit d’une politique restrictive. La situation actuelle ne devra pas être maintenue indéfiniment. Voilà notre raisonnement pour l’heure. Si une récession est évitée, ce qui constituerait une grosse surprise à cette hypothèse de base, il sera difficile de maîtriser complètement l’inflation, en particulier l’inflation du secteur tertiaire.
Et l’on pourrait imaginer un scénario dans lequel les banques centrales se rendent subitement compte qu’elles doivent procéder à un nouveau resserrement d’un point de pourcentage. Il s’agit toutefois là d’un scénario secondaire à notre avis.
Quelles sont les répercussions de la politique nippone sur les perspectives économiques du pays ?
Pendant longtemps, le Japon était le seul grand pays développé qui ne participait pas au durcissement monétaire contrairement à beaucoup d’autres pays ces dernières années. Cette situation a fini par changer. D’une manière subtile : le pays a maintenu son taux directeur inchangé, tout en tolérant en fait des taux obligataires plus élevés.
Sur le plan fonctionnel, ceci en revient exactement à une augmentation de taux. Pour le Japon, il s’agit là d’un changement assez important. Les taux d’intérêt sont subitement très élevés, une situation nouvelle. Je dois dire que les taux d’intérêt japonais sont encore très bas par rapport au reste du monde. Ce jugement dépend très fort de votre point de vue sur le plan des répercussions nationales pour le Japon.
Je présume tout d’abord que cela suggère que le Japon se sent plus confiant qu’il est peut-être temps de raviver les attentes sur le plan de l’inflation, car pendant longtemps, plusieurs dizaines d’années, l’inflation était trop faible au Japon. Le pays a exploité cette situation comme une occasion d’essayer de normaliser les attentes et, avec un peu de chance, de conserver un taux d’inflation positif. Je pense que le Japon se sent confiant qu’il peut atteindre ce résultat.
De même, l’inflation dépasse ces objectifs en ce moment. Je pense que le Japon voulait en limiter l’étendue. Je crois que le Japon voulait aussi limiter l’ampleur de la dépréciation du yen, qui a été assez importante puisque les investisseurs se sont mis à chercher des taux de rendement plus élevés ailleurs. Et je suppose que sur le plan national, il y a aussi ici un risque assez important : le Japon est probablement le pays le plus endetté au monde.
Par conséquent, ces taux d’intérêt plus élevés constituent bel et bien une grosse piqûre, et ne s’apparentent en rien à une prophétie. Cela étant dit, nous devons bien les garder à l’œil, afin de déterminer s’il s’agit d’une situation durable et si des problèmes de dette souveraine ou d’autres problèmes de dette ailleurs dans le monde pourraient survenir. Nous surveillerons le Japon de très près sur ce plan. L’autre répercussion internationale, en plus peut-être d’un yen japonais plus stable voire d’un yen qui se déprécie, est qu’à mesure que les taux d’intérêt japonais augmentent, ils commencent en fait à attirer des capitaux provenant du reste du monde.
Certains investisseurs japonais retirent des fonds des États-Unis et d’autres marchés pour les placer au Japon où ils peuvent maintenant toucher un taux d’intérêt positif. Cela explique peut-être en partie pourquoi les coûts d’emprunt, les rendements obligataires d’autres pays, y compris les États-Unis et le Canada, sont un peu plus élevés qu’ils ne l’étaient. Cette situation a implicitement fait office de resserrement pour le reste du monde.
Qu’attendez-vous de la Chine à court et à long terme ?
L’économie chinoise a connu un parcours en dents de scie au cours de l’année dernière, et à la fin de 2022, elle a été bloquée à cause de la pandémie puis rouverte brusquement.
Elle a connu une période de croissance heureuse qui s’est depuis vraiment étiolée. En ce moment, nous observons beaucoup des problèmes fondamentaux dans l’économie chinoise. Le commerce, soit la pointe de l’iceberg, est en proie à de grosses difficultés : les exportations et les importations se sont fortement détériorées au cours de la dernière année. Nous pensons que cette situation reflète dans une certaine mesure un affaiblissement de la demande mondiale, mais aussi un délaissement de la consommation de biens en faveur des services.
La Chine ne produit pas autant de services. S’ajoutent à cela des considérations géopolitiques puisque certaines entreprises poursuivent une politique de diversification hors Chine et s’attèlent à délocaliser une partie de leur production dans d’autres pays. Cela nuit à la Chine dans un contexte international. Sur le plan national toutefois, les choses ne vont pas beaucoup mieux. Depuis peu, le marché du logement chinois est en baisse. Par le passé, il représentait un très grand moteur de l’économie. Ce n’est toutefois pas le cas à présent.
Et simultanément, les consommateurs ne dépensent pas, sans doute pour des raisons liées au logement, parce qu’en Chine, la grande majorité de la richesse des ménages se cantonne dans le marché résidentiel. Quand les prix des maisons diminuent, les gens n’ont vraiment pas envie de dépenser. L’économie nationale a donc manqué de tonus. Je dirai que les responsables politiques ne font pas l’autruche. Certains ont haussé la voix.
Ils n’en font pas assez. Il y a sans doute du vrai, mais je pense qu’ils font plus que ce que reconnaissent beaucoup de gens. Nous observons quelques baisses de taux, pas nombreuses, mais il y en a quelques-unes. La monnaie se déprécie, ce qui aide. La dépréciation contribue à raviver l’inflation trop faible là-bas, et à relancer la compétitivité, ce qui devrait stimuler les exportations.
Je peux dire que la Chine a mis en place des politiques sur le marché du logement pour entre autres réduire les mises de fonds, et qu’elle a peut-être commencé à intégrer les dernières données, qu’elle a réalisé des réductions fiscales et qu’elle est à l’œuvre. Il ne s’agit pas de grosses dépenses, mais plutôt de moduler les règles, etc. Mais je dirais qu’au vu des mesures actuelles et d’autres mesures qui pourraient être prises, nous pensons que l’économie chinoise peut se stabiliser et continuer à croître, quoique pas à un rythme héroïque.
Et je suppose que pour changer de sujet et passer du court au long terme, je peux dire que la Chine aura aussi quelques défis dans le long terme. La situation démographique de la Chine est assez problématique en ce moment. Cela ne va pas changer de sitôt. Le contexte géopolitique reste probablement aussi épineux. Il s’agit là d’un casse-tête.
Du point de vue de la compétitivité, la Chine semble évoluer vers un contrôle étatique, et s’éloigner du contrôle du secteur privé. En théorie, la croissance de la productivité pourrait s’en trouver limitée. Et le logement ne redeviendra probablement pas le principal moteur d’antan de l’économie, parce que, franchement, quand c’était le cas, il s’agissait d’une bulle. Nous pensons que la Chine est en phase de ralentissement à ce stade.
Nous supposons que le nouveau taux de croissance normal est de 3 ou 4 % par an, et non pas les taux de 5 %, 6 % ou 8 % voire 10 % qui prévalaient auparavant. Ces taux sont toujours acceptables. La Chine devrait s’en tirer. Mais elle constitue la plus grande locomotive de la croissance mondiale. Cela jette un peu d’ombre sur nous tous, pas seulement sur la Chine.
Une récession se profile-t-elle à l’horizon ?
L’économie n’est pas une science exacte. Nous ne pouvons vraiment pas faire de promesses quant à une issue économique ou l’autre. Nous croyons toutefois qu’il est plus probable qu’une récession survienne que l’inverse. Nous attribuons une probabilité d’environ 65 % à une récession aux États-Unis au cours de la prochaine année, avec des probabilités très similaires pour un certain nombre d’autres marchés développés. Notre raisonnement tient au simple fait que les taux d’intérêt ont tellement augmenté au cours des derniers dix-huit mois qu’une récession coulerait de source.
Nous ne pensons pas que la récession sera nécessairement particulièrement profonde. En fait, nous prévoyons qu’elle sera assez légère, et ne sommes pas persuadés qu’elle durera particulièrement. En fait, nous prévoyons une récession de quelques trimestres, soit une assez courte récession. Par la suite, on obtient ordinairement une assez bonne reprise. Tous ces mécanismes sont particulièrement flagrants.
Nous croyons toutefois qu’il est plus probable qu’une récession survienne que l’inverse. Certains en pâtiront. La récession peut être l’occasion pour les investisseurs avertis de réduire les actifs à risque et de se rabattre sur les obligations et titres similaires. Nous en sommes aussi bien conscients. Du point de vue de la récession, nous pensons que ce n’est peut-être pas pour tout de suite.
C’est tentant. On entend que peut-être les chances d’avoir une récession diminuent et qu’aucune récession n’est en vue. Si nous regardons le passé, nous constatons qu’il est en fait tout à fait normal de voir s’écouler deux ans, p. ex. à partir de la première augmentation de taux jusqu’à une récession et ce genre de choses.
Il faut être patient. Nous pensons qu’il y a toujours du temps. Plutôt, plus de temps. Nous supposons que si une récession a lieu, elle commencera vers la fin de 2023. Une fois de plus, ce n’est pas une science exacte. Je ne peux pas donner d’engagement sur ce moment précis, mais nous pensons que c’est ce qui est le plus probable. Nous conservons un positionnement et un budget en vue d’une période de contraction économique.
Le marché du logement canadien est-il en phase de ralentissement ?
Le marché du logement canadien s’est gravement effondré en 2022, puis a connu une reprise improbable au cours du premier semestre de 2023. Nous nous demandons actuellement quelle sera la prochaine étape pour ce marché du logement. Nous pensons revenir à une période de morosité, probablement pas de l’ordre de 2022 quand les prix en particulier s’effondraient.
Nous sommes bien convaincus que le secteur du logement sera pris d’un certain malaise pendant plusieurs années. Et qu’une partie du malaise tiendra au fait que les logements abordables resteront rares. En fait, ils se font vraiment très rares, même par rapport à juste avant la pandémie où, franchement, l’abordabilité n’était alors pas très bonne non plus. Les taux hypothécaires continuent d’augmenter au lieu de diminuer.
Voilà un défi supplémentaire. Nous savons que par le passé, un effondrement du secteur du logement dure en moyenne six ans. Ce serait assez inhabituel si l’effondrement de l’année dernière ne durait qu’un an. Nous pensons qu’il est plus probable d’observer encore une certaine faiblesse dans l’immobilier que l’inverse. Nous pensons que les hausses de prix des maisons que nous avons observées en automne sont en partie attribuables à un facteur saisonnier, en partie à cause des stocks très limités, qui augmenteront un peu au fil du temps.
Les dernières données commencent bel et bien à indiquer une nouvelle légère morosité. Ceci est conforme à nos attentes. Quand je parle de morosité du secteur du logement, je veux dire avant tout par là que les prix des maisons stagnent ou ne grimpent pas. Je dois dire que, sur le plan de la construction, soit de l’offre réelle, je présume que nous continuerons de voir un bon nombre de constructions simplement parce qu’il semble y avoir une véritable pénurie au Canada et dans un certain nombre de marchés et, à ce titre d’ailleurs, l’immigration a été si forte et, en fait, des rapports récents laissent entendre que ces besoins sont sous-estimés et qu’il faudra des constructions. Il se peut que nous n’observions pas d’envolée de prix comme ce fut le cas auparavant.