Quelle incidence les futurs relèvements de taux pourraient-ils avoir sur les marchés des capitaux ? Dan Chornous, chef des placements, présente ses perspectives sur le marché, alors que les banques centrales serrent la vis pour freiner la forte inflation persistante.
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Qu’est-ce qui cause le ralentissement économique ?
Depuis de nombreux trimestres, nous maintenons nos prévisions relatives au PIB un peu au-dessous des attentes moyennes, et les résultats nous ont donné raison. Mais le ralentissement s’intensifie. Diverses menaces pèsent sur l’économie, et je crois qu’on ne peut pas écarter la possibilité d’un atterrissage brutal. En fait, ce n’est pas ce que nous prévoyons, mais nous devons tenir compte de l’ampleur possible de la chute.
Nous avons donc un niveau d’inflation inacceptable, qui est le facteur dominant dans les prévisions. Mais il y a aussi d’autres pressions sur l’économie. Partout dans le monde, les banques centrales ont commencé à resserrer leur politique monétaire, et l’augmentation des taux d’intérêt ne s’arrêtera pas de sitôt. On assiste donc à un resserrement général des conditions financières, qui s’intensifiera progressivement au cours des 12 à 18 prochains mois, ce qui plombera l’économie.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué une pénurie de produits de base, et de nombreux autres facteurs ont contribué à l’augmentation des prix à la consommation.
Les problèmes d’approvisionnement que nous connaissons depuis la reprise économique sont peut-être un peu moins intenses qu’auparavant, mais ils sont toujours présents. Évidemment, ces problèmes découlent des interruptions répétées de l’activité économique, et la Chine a joué un rôle majeur dans ces perturbations. Dans ce pays, la politique très stricte de lutte contre la COVID-19 – malgré les nouvelles encourageantes des derniers jours – empêche la pleine réouverture de l’économie mondiale, d’où la persistance des problèmes d’approvisionnement.
Quand on tient compte de tous les facteurs dont je viens de parler, la situation demeure l’une des plus sombres que nous ayons connues depuis fort longtemps. Pour 2022, nous prévoyons une croissance d’environ 2,5 % dans les pays développés. Mais si on tient compte du resserrement des conditions financières et de l’augmentation des taux d’intérêt, la croissance devrait être encore plus faible en 2023 – de l’ordre de 1,3 à 1,5 % dans le monde développé. Il s’agit en fait de la croissance la plus faible depuis plus de dix ans, ce qui représente un défi économique important.
Quel est le principal défi économique actuel ?
Les économistes et les investisseurs s’accordent pour dire que l’inflation – qui atteint près de 8 % aux États-Unis et ailleurs dans le monde – est le défi le plus important auquel doivent faire face les banques centrales et l’économie dans son ensemble.
Pendant quatre décennies, les banques centrales ont bâti leur crédibilité sur leur capacité à contenir l’inflation à un niveau favorisant une croissance économique à long terme. Cette capacité est actuellement à risque. Divers facteurs poussent l’inflation à la hausse. Nous croyons qu’ils sont temporaires, mais ils représentent tout de même une menace. On a donc entrepris un resserrement majeur, qu’on maintiendra jusqu’à ce que l’inflation soit contenue. Et cela pourrait entraîner un ralentissement plus important que celui que nous avions prévu au départ.
Les chaînes d’approvisionnement demeurent perturbées. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a fait grimper le prix des produits de base. La reprise économique et la transition rapide de la demande – alors que les consommateurs n’ont plus les mêmes besoins que pendant le confinement – ont engendré des goulots d’étranglement dans l’économie. Ainsi, le prix des voitures d’occasion, par exemple, a connu à un certain point une augmentation de 54 % par rapport à l’année précédente.
Heureusement, certains facteurs d’inflation commencent à se résorber. La réserve fédérale aurait peut-être dû réagir plus tôt, mais en commençant à relever rapidement les taux comme elle l’a fait au dernier trimestre – par bonds de 50 points de base, comparativement aux 25 points de base habituels – elle indique clairement qu’elle se dirige probablement vers ce qu’elle considère comme un taux neutre, soit 2,75 à 3 %. Tout cela influe sur la psychologie des investisseurs et des consommateurs. Et c’est bien sûr pourquoi la réserve fédérale agit ainsi.
L’impact est mesurable. Nous constatons par exemple que la hausse du prix des voitures – dont je parlais plus tôt – est passée de 54 % à 10 % d’une année sur l’autre ; toutefois, cela représente seulement 6 % de moins que le sommet récemment atteint. Le prix du bois d’œuvre a chuté de 66 % par rapport à son sommet. Cependant, le prix des produits de base est toujours en hausse, et, comme je l’ai dit, il faudra encore beaucoup de mesures de redressement au cours des prochains mois et peut-être même jusqu’en 2023.
Comment les banques centrales réagissent-elles à ce contexte de forte inflation ?
Les banques centrales réagissent de façon énergique à la menace inflationniste. Il ne fait aucun doute que leur crédibilité – durement gagnée sur 40 ans de lutte contre l’inflation – est à risque. Et une inflation faible et stable est essentielle à la croissance à long terme de l’économie mondiale et à l’amélioration du niveau de vie partout dans le monde.
Je pense qu’en conséquence, les mesures énergiques que la Fed a adoptées – qui sont imitées par d’autres banques centrales comme la Banque d’Angleterre, la Banque du Canada et le reste – vont être maintenues pour le reste de 2022 et jusqu’en 2023. Et, à vrai dire, je crois qu’elles seront maintenues tant que la guerre ne sera pas gagnée.
Habituellement, le taux directeur est augmenté de 25 points de base à la fois. Cette fois-ci, la Fed et la Banque du Canada l’ont haussé de 50 points de base. À court terme, on peut s’attendre à plusieurs autres augmentations du genre – du moins, de la part de la Fed –, jusqu’à l’atteinte d’un taux d’inflation considéré comme neutre. À ce stade, le taux directeur n’alimentera plus la croissance, mais il ne la freinera pas non plus. Il serait pratiquement irresponsable de maintenir une politique de taux d’intérêt favorisant une inflation inacceptable.
En plus de hausser leurs taux directeurs, les banques maintiendront probablement le resserrement quantitatif amorcé. Il s’agit d’un renversement du programme d’achat d’obligations mis en place par la Fed et d’autres banques centrales pour pousser les taux d’intérêt à la baisse pendant la pandémie et la reprise subséquente.
Il y a donc un certain nombre de facteurs qui justifient le resserrement des conditions monétaires. Ces facteurs devraient se manifester et même s’intensifier vers la fin de 2022 et en 2023.
Nous prévoyons un taux à court terme d’environ 2,75 % aux États-Unis, ce qui est très proche du taux consensuel de 3 % que bon nombre d’entre nous – et la Fed – considèrent comme neutre. On doit donc s’attendre à au moins une année de resserrement des conditions financières.
Que prévoyez-vous pour les titres à revenu fixe ?
Nous nous inquiétons depuis longtemps de la viabilité des taux d’intérêt ultra-bas. Le taux d’intérêt réel – après inflation – avait atteint un plancher historique, c’est-à-dire un niveau inédit en plus de 100 ans. Ce bas taux était nettement insoutenable à la sortie de la pandémie, quand les gens ont recommencé à exiger une plus-value appropriée pour épargner plutôt que de dépenser.
En fait, la hausse de l’inflation a neutralisé – et même plus que neutralisé – l’avantage des taux d’intérêt minimes. Mais le resserrement de la politique de la Fed – qui a commencé tout juste au dernier trimestre – et les inquiétudes sur les niveaux d’inflation à venir ont provoqué l’un des pires marchés baissiers de l’histoire moderne. Au cours des derniers mois, le rendement des obligations du Trésor américain à 10 ans – soit le meilleur taux d’intérêt mondial à cette échéance – est passé de 1,5 % à 3 %. Donc, en gros, le taux d’intérêt a doublé en très peu de temps.
Selon nos modèles, il est toutefois intéressant de constater que ce taux de 3 % élimine une grande partie du risque d’évaluation qui nous préoccupait tant depuis des années ; il nous intéresse aussi parce que, au cours des cycles précédents, le rendement a eu tendance à plafonner, en s’arrêtant de grimper approximativement au même niveau que le font les taux d’intérêt à court terme. Si le taux neutre que vise la Fed est d’environ 3 %, nous sommes déjà très près du rendement maximal des obligations pour le cycle.
Nous prévoyons des rendements d’environ 3 % par an à compter de maintenant, ce qui signifie que votre rendement total à terme devrait être d’environ 3 %. Vous pouvez garder votre coupon. Il faut toutefois admettre que le parcours pourrait être assez cahoteux, le temps de s’habituer au resserrement des conditions financières auquel nous faisons face.
Que prévoyez-vous pour les actions ?
Les marchés boursiers ont certainement connu deux trimestres difficiles après avoir atteint de nouveaux sommets, notamment aux États-Unis, où l’indice Nasdaq s’est envolé au cours de la dernière année. De nombreux marchés ont connu une baisse de plus de 20 %. Le Nasdaq, par exemple, qui regroupe des titres à valeur élevée, a particulièrement souffert, chutant de 35 %. L’indice S&P 500 a connu des baisses intrajournalières d’un peu plus de 20 %, même s’il n’a jamais dépassé 20 % de baisse à la fermeture. Je pense que nous pouvons appeler cela un marché baissier. Le Canada – dont l’économie repose fortement sur les produits de base – s’est classé parmi les meilleurs, car il a profité de certains des revirements négatifs de l’économie.
Il est intéressant de noter que la quasi-totalité de la correction effectuée jusqu’à présent n’a rien à voir avec les bénéfices ou les prévisions de bénéfices des sociétés. La hausse des taux d’intérêt exerce une pression sur la valeur des actions. Quand l’économie a amorcé son recul, le prix des actions était très, très élevé. Dans un premier lieu, il a fallu ramener la valeur des actions, dont le niveau correspondait à des prévisions positives à très long terme, à un niveau plus normal correspondant aux conditions actuelles sur les plans de l’inflation et des taux d’intérêt. Cela a fait chuter l’indice S&P 500 de plusieurs points à six ou sept occasions, alors que la chute a été un peu moindre ailleurs dans le monde, puisque la valeur des actions y était moins élevée.
Et puis, bien sûr, nous avons subi une forte hausse de l’inflation et des taux d’intérêt, ce qui a fait perdre plusieurs autres points aux titres encore viables. Cela explique l’ampleur de la correction que nous avons observée. En fait, les analystes du monde entier s’attendent toujours à ce que les bénéfices des sociétés croissent de 8 à 12 %, compte tenu du ralentissement de l’économie et du niveau record des marges. Il faut croire que les bénéfices sont menacés.
Maintenant, si nous devions connaître une forte récession – et je le répète, ce n’est pas ce que nous prévoyons, mais c’est encore possible, car la situation évolue –, on pourrait voir les bénéfices chuter de jusqu’à 25 % par rapport au niveau actuel. Il n’y a aucune raison de s’attendre à devoir suivre la moyenne, mais cela vous donne une idée de ce qui a tendance à se produire lorsque l’économie s’effondre.
Si cela se produit, nous pouvons nous attendre à une plus grande faiblesse des actions. Si, par contre, l’inflation a déjà atteint son sommet – ou devrait l’atteindre à court terme, selon ce que montrent certains indices –, le marché aura déjà pris en compte les hausses de taux et le resserrement quantitatif que nous sommes presque certains de subir au cours de la prochaine année, et la valeur des actions ne devrait pas baisser davantage. Le marché des actions devrait se stabiliser et, en fait, générer des rendements à un chiffre au cours de la prochaine année. Toutefois, l’évolution de ce marché est plus incertaine qu’elle l’a été dans la plupart des environnements au cours des 10 à 15 dernières années.
Apparemment, la situation actuelle ne se prête pas à la prise de risques plus élevée que la normale.