Au cours du dernier trimestre, plusieurs thèmes ont émergé des marchés des changes étrangers, et entraîné des questions difficiles, encore sans réponse. Voici certains des principaux enjeux : Devons-nous réévaluer nos prévisions à long terme sur la faiblesse du dollar américain au vu de la vigueur de l’économie américaine ? Comment la persistance de l’inflation dans le monde influence-t-elle ce calcul ? Le renchérissement de l’or envoie-t-il d’importants signaux ? L’intervention japonaise sur les marchés des changes peut-elle mettre fin aux envolées du billet vert ? Qu’est-ce qu’une telle intervention signifie pour les investisseurs qui cherchent à tirer profit du large écart de taux d’intérêt entre les États-Unis et le Japon ?
Cela ne fait aucun doute : le dollar américain bénéficie de l’évolution de l’économie et des marchés depuis le début de l’année. Avec la vigueur inattendue de l’économie et l’inflation plus persistante aux États-Unis que dans d’autres pays, les investisseurs s’attendent à ce que la Réserve fédérale américaine prenne plus de temps pour réduire les taux d’intérêt, et décale ainsi les réductions de plus de 100 points de base jusqu’alors attendues avant la fin de 2024. Grâce à l’augmentation corollaire des taux des obligations à long terme, le dollar américain figure parmi les devises des pays développés les plus performantes. Cette position étant encore fortifiée par la diminution des taux de la Banque centrale européenne (BCE) au début de juin.
Voici donc un premier constat : le dollar aurait pu faire mieux. La monnaie est restée à des niveaux pondérés en fonction des échanges dans une fourchette relativement étroite depuis plus d’un an. Bien que le dollar se soit raffermi de 3 % depuis son niveau en janvier, il reste à peu près à 8 % sous son pic de 2022 (figure 1). Une telle stagnation ne justifie guère l’enthousiasme exprimé – ledit « exceptionnalisme américain » – dans les médias. L’incapacité du dollar à exceller en présence de solides données économiques aux États-Unis s’explique, selon nous, par la présence de freins durables sur la devise. Le billet vert peut en effet rester haut perché, mais ses futures ascensions en présence de valorisations déjà si élevées sont limitées. Nous l’avons souvent mentionné : les modèles de parité des pouvoirs d’achat suggèrent que le dollar s’est renchéri de plus de 20 % (figure 2). La plupart des autres modèles – y compris ceux englobant un ensemble plus vaste de variables économiques – offrent toutefois une évaluation identique.
Figure 1 : Le dollar américain est toujours inférieur à son pic de 2022
Nota : Au 4 juin 2024. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 2 : USD – Évaluation selon la PPA
Nota : Au 24 mai 2024. Sources : Réserve fédérale américaine, Bloomberg, RBC GMA
On s’inquiète notamment des dépenses budgétaires insouciantes qui risquent de modérer les gains du dollar. La dette fédérale des États-Unis détenue par le public atteint maintenant près de 100 % du PIB, contre 35 % il y a vingt ans. Par ailleurs, le Congressional Budget Office (CBO) prévoit que les déficits perdureront. Selon les estimations du CBO, les versements d’intérêts nets devraient augmenter pour atteindre près de 4 % du PIB en dix ans, soit près de trois fois le niveau atteint avant que la Réserve fédérale ne se remette à augmenter les taux d’intérêt en 2021. Conscients de la nécessité pour le gouvernement de financer ces déficits plus importants à coups d’émissions obligataires, les cambistes accordent plus d’attention aux adjudications hebdomadaires de titres de créance. Tout signe indiquant que les investisseurs exigent des taux plus élevés pour détenir des titres de créance du gouvernement américain serait préoccupant, surtout du fait que certains des principaux pays détenant des bons du Trésor américain ont allégé leurs positions (figure 3).
Figure 3 : Variation des bons du Trésor américain détenus entre déc. 2021 et mars 2024
Nota : Au 31 mars 2024. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Une menace connexe pour le billet vert découle des préoccupations liées aux politiques susceptibles de voir le jour si le républicain Donald Trump remporte l’élection présidentielle de novembre aux États-Unis. Les communiqués de presse laissent entendre que Trump pourrait exiger, entre autres, d’être consulté sur les fluctuations de taux d’intérêt, tout en ciblant explicitement une dépréciation du dollar américain et en tentant ainsi de pénaliser les pays qui abandonnent le dollar américain pour leurs échanges commerciaux. De telles mesures raviveraient probablement l’inflation, compromettraient l’indépendance de la Réserve fédérale américaine et accéléreraient la tendance de la dédollarisation – incitant les investisseurs à exiger des revenus plus élevés pour les actifs américains.
Nous nous plaisons à penser que des mécanismes de contrôle institutionnels suivront les avancées éventuelles de Donald Trump dans le cadre de telles politiques. Cependant, le fait même de soulever ces idées indique peut-être que le dollar courra possiblement de bien plus graves risques au cours des prochaines années que ceux entrevus par la plupart des prévisionnistes. Le renchérissement de 30 % de l’or en moins d’un an s’explique probablement en partie par l’acceptation du fait que les politiques économiques des États-Unis ne concordent pas nécessairement avec le maintien du leadership mondial à long terme.
Nous soutenons depuis un certain temps que le dollar amorce un déclin prolongé qui pourrait perdurer plusieurs années (figure 4). La surévaluation persistante du billet vert, les dépenses budgétaires imprudentes aux États-Unis et les menaces que pose une deuxième présidence de Donald Trump semblent corroborer cette thèse à long terme. Cependant, l’incidence des dépenses budgétaires sur la croissance à court terme et l’inflation signifie que la Réserve fédérale maintiendra probablement les taux d’intérêt à un niveau élevé. L’avantage des taux d’intérêt américains par rapport à ceux des autres régions a été l’élément le plus important pour les cambistes cette année (figure 5), et la chute du dollar est donc moins susceptible de se produire sans une baisse des taux d’intérêt. Au fur et à mesure que les dépenses publiques s’épuisent et que l’inflation ralentit, nous prévoyons que la Réserve fédérale commencera à réduire les taux d’intérêt cette année et procédera à trois réductions en l’espace de douze mois. Dans ce contexte, toute appréciation du dollar américain par rapport à un niveau de départ surévalué sera sans doute limitée. Au cours de notre horizon prévisionnel de 12 mois, nous croyons que le dollar sera tiré vers le bas par un ralentissement des dépenses budgétaires, des baisses de taux et des valorisations élevées.
Figure 4 : Cycles à long terme du dollar américain pondéré en fonction des échanges
Nota : Au 17 mai 2024. Sources : Bloomberg, Réserve fédérale américaine, RBC GMA
Figure 5 : Le dollar américain suit étroitement les écarts de taux d’intérêt
Nota : Au 28 mai 2024. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Euro
Compte tenu de toute l’attention portée aux États-Unis, il semble que les évolutions dans la zone euro aient été largement passées sous silence. Cette situation est en train de changer avec l’affaiblissement des tendances économiques aux États-Unis, l’amélioration de la confiance des entreprises en Europe, en particulier dans les secteurs tertiaires clés. L’attention des investisseurs s’est davantage détournée des facteurs intrinsèques aux États-Unis des taux de change en raison de l’amélioration de la balance commerciale de la zone euro, à nouveau excédentaire (figure 6) grâce à la reprise de la demande chinoise et à la baisse des prix du gaz naturel. Jusqu’à présent, l’euro semble avoir été à la traîne de cette amélioration. En effet, les cambistes restent sceptiques quant aux perspectives de croissance de la région et se méfient des diminutions de taux de la BCE qui plomberaient l’euro. Nous savons qu’il faudra des données économiques plus solides pendant plus de quelques mois pour convertir la communauté des eurosceptiques, mais cette amélioration a déjà permis de raviver l’intérêt pour les actions européennes dont la valorisation est intéressante. Les investisseurs à l’extérieur de la zone euro, par exemple, ont injecté environ 200 milliards d’euros dans les actions européennes au cours de la dernière année (figure 7), et les investisseurs du bloc de la monnaie unique pourraient rapatrier les actifs qu’ils détiennent à l’étranger en grandes quantités.
Figure 6 : Excédent de la balance commerciale de la zone euro
Nota : Au 31 mai 2024. Sources : Bloomberg, Eurostat, RBC GMA
Figure 7 : Entrées d’investissements de portefeuille provenant de la demande étrangère d’actions européennes
Nota : Somme sur périodes mobiles de douze mois. Au 31 mars 2024. Sources : BCE, RBC GMA
En comparant l’euro à d’autres variables du marché, p. ex., les actions, les écarts de crédit et les écarts de taux d’intérêt, il semble que la monnaie unique soit possiblement survendue. Ces facteurs, entre autres, suggèrent que l’euro devrait s’échanger dans une fourchette proche de 1,15 $ US à 1,20 $ US au lieu du taux de change actuel de 1,08 $ US (figures 8 et 9). Nous prévoyons que la monnaie unique atteindra 1,21 $ US d’ici douze mois.
Figure 8 : Les actions européennes laissent présager une appréciation de l’euro
Nota : Au 28 mai 2024. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 9 : Les écarts avec les pays périphériques laissent présager une appréciation de l’euro
Nota : Au 30 mai 2024. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Yen
Cela fait plusieurs mois que les autorités japonaises mettent en garde contre la faiblesse du yen. L’intervention du ministère des Finances sur les marchés des changes à la suite de la dépréciation du yen, qui a atteint 160 le dollar à la fin du mois d’avril n’a donc pas été surprenante. En revanche, c’est le manque flagrant de répercussion de la mesure de soutien du yen (dépenses en devises étrangères de 63 milliards de dollars américains) qui a provoqué la stupeur. L’appréciation du yen à 152 le dollar s’est pour la plupart dissipée en l’espace de quelques semaines.
Les répercussions limitées de l’intervention japonaise sont dues, selon nous, à l’incapacité des autorités de faire coïncider la décision avec une mesure de soutien de la politique monétaire. En fait, l’écart important entre les taux directeurs japonais (maintenant à 0 %) et américains (5,50 %) est la principale cause de dépréciation du yen (figure 10).
Figure 10 : La faiblesse du yen provient des écarts de taux directeur
Nota : Au 5 juin 2024. Sources : Banque du Japon, Réserve fédérale américaine, RBC GMA
Nous sommes maintenant un peu moins optimistes à l’égard du yen, non pas parce que nous nous attendions à une intervention plus musclée que les modifications minuscules progressives de 0,10 % du taux directeur de la Banque du Japon, mais parce que les reports de réduction de taux de la Réserve fédérale ont maintenu l’écart de rendement entre les deux devises.
Les paramètres d’évaluation classent le yen parmi les monnaies les moins chères au monde sur le plan du pouvoir d’achat (figure 11). Il est peu probable que la décote contrebalance le rendement fortement désavantageux du yen. Quoi qu’il en soit, voici toutefois fixé un plancher sous lequel les cambistes se montreront réticents à vendre. Nous prévoyons que le yen se renforcera pour revenir à 140 avec la faiblesse généralisée du dollar américain, qui, selon nous, commencera à se concrétiser cette année, parallèlement aux réductions de taux de la Réserve fédérale.
Figure 11 : Le yen est la devise la plus sous-évaluée du G10
Nota : Au 30 mai 2024. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Livre sterling
Plusieurs facteurs indiquent que la livre devrait se déprécier par rapport aux autres monnaies des marchés développés. Tout d’abord, les économistes semblent d’accord sur le fait que le Royaume-Uni sera la grande économie à la traîne de la croissance en 2024 et 2025. La diminution des mesures de dépenses non renouvelées prive la croissance de plus de 2 % du PIB, soit quasiment le double du niveau atteint pour d’autres marchés développés (figure 12). L’inflation au Royaume-Uni devrait également être plus élevée que celle de ses pairs à la fin de 2024. Il n’y a là rien de nouveau, puisque les hausses de prix au Royaume-Uni dépassent les augmentations moyennes du G10 depuis plusieurs dizaines d’années. Les fortes pressions inflationnistes réduisent l’attrait de la livre alors que des entrées de capitaux sont nécessaires pour combler les déficits de la balance des paiements du pays. La balance fondamentale du Royaume-Uni, qui combine les sorties de capitaux dans le compte courant, l’investissement direct à l’étranger et les placements en portefeuille, se situe à un niveau colossal, soit 10 % du PIB (figure 13). La livre doit se déprécier pour que le Royaume-Uni attire des capitaux. Il faut toutefois que cette dépréciation se fasse par rapport à la monnaie de son principal partenaire commercial et d’investissement, la zone euro, plutôt que par rapport au billet vert. Nous prévoyons que la livre s’échangera à 1,31 $ US dans un an.
Figure 12 : Le Royaume-Uni se heurte aux plus grands obstacles fiscaux parmi les marchés développés
Nota : Au 2 mars 2024. Évolution du solde des administrations publiques corrigé des variations cycliques. Sources : OCDE, RBC Marchés des Capitaux, RBC GMA
Figure 13 : Déficit de la balance des paiements au Royaume-Uni
Nota : Au 31 décembre 2023. Somme sur périodes mobiles de quatre trimestres. Sources : Office for National Statistics du Royaume‐Uni, RBC GMA
Dollar canadien
Au cours des derniers mois, le dollar canadien a pris une coloration négative, reflétant trois tendances économiques. La première concerne la sensibilité économique accrue du Canada aux taux hypothécaires élevés et les prévisions de risque de contraction des dépenses discrétionnaires des ménages au fur et à mesure que les Canadiens renouvelleront leurs hypothèques. La situation a incité à demander à la Banque du Canada de réduire davantage les taux d’intérêt afin d’éviter un ralentissement économique plus prononcé. Puisque les changements relatifs d’orientation de la politique monétaire modulent fortement les marchés des changes étrangers, des politiques encore plus divergentes entre la Banque du Canada et Réserve fédérale pourraient contribuer à la dépréciation du huard dans l’immédiat.
La deuxième tendance problématique réside dans le fait que le dollar canadien s’est désolidarisé du pétrole et ne fluctue donc pas à l’unisson des prix du pétrole brut. La principale source d’appréciation d’une monnaie provenant d’une reprise des prix de l’énergie ne passe pas seulement par une amélioration des termes de l’échange, mais également, et dans une plus grande mesure, par les dépenses liées à l’embauche et les dépenses d’entreprise qui découlent de l’exploration et de l’extraction des ressources. Les craintes que les taxes sur le carbone nuisent à la demande et que les réserves de sables bitumineux du Canada soient trop « sales » menacent l’industrie pétrolière nationale et ont incité de nombreuses sociétés à choisir de rembourser le capital aux actionnaires au lieu de le réinvestir dans des projets prêts à démarrer qui alimentent la croissance économique canadienne.
Le troisième obstacle majeur concerne la productivité canadienne, qui souffre de l’insuffisance des investissements dans des secteurs clés créateurs de l’innovation. Au cours des dernières semaines, ce sujet est revenu sur le tapis à la suite de la proposition d’augmenter la taxe sur les gains en capital qui menace de dissuader les investissements et de faire fuir les entreprises et les entrepreneurs créateurs de propriété intellectuelle. Les politiques qui ébranlent la compétitivité du pays sur le plan structurel peuvent être l’une des raisons pour lesquelles la monnaie est restée sous-évaluée. Depuis des années, les artisans de la technologie ont fui aux États-Unis et les entreprises ont trouvé des occasions d’investissement plus intéressantes à l’étranger (figure 14). En plus de ces sorties de capitaux, de petits déficits du compte courant et des investissements transfrontaliers en portefeuille ont contribué à un déficit global de la balance fondamentale de 3 % du PIB qui sape toute vigueur durable de la monnaie.
Figure 14 : Sorties persistantes d’investissements directs à l’étranger
Nota : Au 31 mars 2024. Somme sur périodes mobiles de quatre trimestres. Sources : Statistique Canada, RBC GMA
N’oublions pas non plus que le dollar canadien est sous-évalué de 17 % par rapport au dollar américain sur le plan de la parité des pouvoirs d’achat, ce qui présente de nombreux avantages à long terme. Le Canada est bien doté en ressources naturelles, dispose d’un système bancaire solide, possède une main-d’œuvre très instruite et a une situation budgétaire bien plus enviable que la plupart de ses pairs.
À court terme, la monnaie canadienne a également été soutenue cette année par la reprise des métaux pour lesquels les investissements font moins l’objet de mesures dissuasives sur le plan fiscal et environnemental, contrairement à l’industrie pétrolière. Qui plus est, c’est la proximité du Canada avec les États-Unis et les liens commerciaux rapprochés entre les deux pays qui ont fait la part belle au huard. Pendant les périodes de forte croissance économique aux États-Unis, la croissance canadienne surclasse généralement la plupart des autres marchés développés, un scénario qui se traduit souvent par l’enregistrement de meilleurs résultats pour la monnaie par rapport au Japon et à l’Europe à mesure que le dollar américain se déprécie.
En résumé, nous croyons que la neutralisation des tensions qui touchent le dollar canadien augure d’un taux de change stable. Le dollar canadien est effectivement resté dans une fourchette d’échange relativement étroite de 1,32 $ CA à 1,40 $ CA le dollar américain au cours des 18 derniers mois. Nous prévoyons que le dollar canadien se renforcera au-delà de la limite inférieure de cette fourchette, mais nous reconnaissons que les prévisions à son égard sont légèrement moins optimistes qu’auparavant. Nous avons atténué nos prévisions au cours des derniers trimestres et nous nous attendons maintenant à ce que la monnaie atteigne un taux de 1,27 $ CA le dollar américain au cours des douze prochains mois. Puisque les investisseurs se montrent prudents à l’égard du huard (figure 15) et que d’autres réductions de taux par la Banque du Canada sont déjà anticipées, nous croyons que le dollar canadien est bien placé pour profiter de la faiblesse du dollar américain.
Figure 15 : Les investisseurs se montrent réticents face au huard
Nota : Au 31 mai 2024. Sources : CFTC, Macrobond, RBC GMA