Eric Lascelles, économiste en chef, nous fait part de ses prévisions concernant d’éventuelles baisses de taux aux États-Unis, de ses préoccupations au sujet de la récente faiblesse des marchés du travail et de bien d’autres choses encore.
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Quelles sont vos attentes à l’égard des baisses de taux de la Réserve fédérale américaine pour le reste de 2024 et en 2025 ?
Il est important de noter que nous sortons à peine d’une ère de hausse des taux. C’est un cycle qui s’est déroulé tout au long de 2022 et 2023. À présent, l’année 2024 marque le début d’un cycle de réduction des taux, et la Fed des États-Unis tarde plus que les autres banques centrales à s’engager dans cette voie. À l’heure où nous enregistrons ce programme, elle n’a pas encore pris de mesures pour abaisser ses taux, bien que la décision semble imminente.
Mais nous devons prendre en compte le fait que bon nombre de banques centrales ont déjà commencé. Et donc nous avons commencé, dans les pays développés, par la Suisse, puis la Suède et ensuite le Canada, la Banque centrale européenne et la Banque d’Angleterre qui ont entamé leur parcours de réduction des taux. Et dans plusieurs cas, ces pays ont déjà mis en place plusieurs baisses de taux. La Fed est sur le point d’amorcer un processus de baisse similaire, et parmi les raisons pour lesquelles il est temps de réduire les taux, l’inflation est maintenant stabilisée près de sa cible.
La Fed peut commencer à alléger cette politique restrictive qui visait à faire baisser l’inflation. Et les économies se sont aussi affaiblies, dans une certaine mesure. C’est une situation qui justifie également quelques réductions de taux en ce moment. Et bien sûr, des taux d’intérêt plus bas seraient bienvenus, car nous avons tous tremblé à l’idée de risques de récession. La majeure partie de ces risques est attribuable au niveau élevé des taux.
Donc des taux plus bas seraient une bonne chose. À l’avenir, nous estimons fort probable que la Fed et d’autres banques centrales baissent les taux au rythme de 25 points de base par réunion, et la Fed pourrait sans doute le faire lors de plusieurs réunions consécutives. Et c’est donc une bonne quantité de changements qui pourraient se produire en peu de temps.
Par ailleurs, nous croyons que ces baisses de taux pourront se poursuivre en 2025. Je dirais qu’à ce stade, nous doutons que des réductions de taux plus importantes soient prévues. Il faudrait un choc économique de grande taille pour justifier, disons, une baisse de taux de 50 points de base. Donc 25 est probablement à l’ordre du jour, en dépit de certaines spéculations du marché qui vont dans le sens contraire. Nous pouvons nous attendre à une assez forte réduction des taux prochainement, avec des taux directeurs qui pourraient céder quelques points de pourcentage au cours des 18 prochains mois et se rapprocher de ce qui peut être considéré comme un taux neutre.
En ce moment, il est possible que le marché obligataire surestime un peu l’ampleur des baisses de taux qui pourraient se produire. Nous sommes donc d’avis que les rendements des obligations ont peut-être chuté suffisamment dans cette perspective.
Êtes-vous préoccupé par la faiblesse récemment observée sur les marchés du travail ?
Manifestement, le marché a reporté son attention sur de nouveaux thèmes. L’inflation n’est plus l’énorme problème central. Cela dit, il y a encore du chemin à parcourir. Mais les principaux facteurs ayant contribué à faire bondir l’inflation ont globalement disparu. Et la trajectoire est plutôt satisfaisante. Nous pouvons dire que l’inflation continue de décliner. Et cela a donné aux marchés le luxe de s’attaquer à d’autres sujets.
La chose évidente dont il faut un peu s’inquiéter en ce moment, c’est peut-être le ralentissement de la croissance économique, mais plus précisément, le marché du travail, et le marché du travail américain fait beaucoup parler de lui. Il est indéniable que le taux de chômage est largement au-dessus de son creux. Pour l’heure, il est passé d’environ 3,5 % à près de 4,5 %.
Nous voyons donc une sorte de détérioration. On peut dire que le taux d’embauche a aussi ralenti dans une certaine mesure. Il reste positif, mais il a également ralenti. Et la réalité des marchés du travail, en particulier celui des États-Unis, est que cette pente peut s’avérer glissante. Lorsque nous commençons à voir une décélération, il peut être assez difficile de la stopper.
Et donc nous avons vu au moins un signal traditionnel de récession, récemment, parce que le taux de chômage a atteint le point à partir duquel il est généralement difficile de le stabiliser. C’est là que résident les préoccupations en ce moment. Je crois que nous pouvons relativiser un peu, car en dépit du taux de chômage plus élevé, contrairement à d’habitude la situation est attribuable au fait que plus de personnes recherchent un emploi, ce qui représente une sorte de force, plutôt qu’à des pertes d’emploi, ce qui impliquerait une interprétation plus grave.
Nous pouvons dire que d’autres parties du marché du travail se maintiennent bien jusqu’à présent. Et les demandes hebdomadaires de prestations de chômage ont en fait diminué, ce qui est une bonne chose. Donc ce n’est pas comme si quelque chose de brusque ou soudain était en train de se passer. Mais encore une fois, la leçon à retenir est qu’il y a un ralentissement du marché du travail. Cela signale qu’il y a encore un risque de récession qui persiste.
J’insiste sur le fait qu’il y a d’autres secteurs de l’économie que nous devons suivre de près, et qui semblent encore se comporter très bien. Par exemple, la consommation aux États-Unis est en bonne santé. Ce secteur pèse 70 % dans l’économie. Tant qu’il se maintient, tout va bien. De même, les entreprises du secteur des services sont plutôt en forme en ce moment.
Elles estiment que leur croissance se poursuivra. Et vous voyez, les grandes entreprises américaines ne se plaignent pas vraiment du risque de récession ou de ce genre de choses. Donc si nous prenons du recul, nous reconnaissons juste, d’accord, que l’économie ralentit. Le meilleur scénario est qu’elle se stabilise rapidement et que nous ayons un atterrissage en douceur. Nous croyons que c’est le scénario le plus probable à ce stade.
Mais il y a aussi le risque d’une récession. Ce risque n’est pas nul. Mais ce n’est pas notre scénario de base. Et nous devons surveiller le marché du travail de très près pour voir si nous pourrions connaître ce parfait atterrissage en douceur. En l’état actuel des choses, il n’y a pas de grande clarté à cet égard. Nous dirions simplement que s’il devait y avoir un scénario de récession, nous pensons qu’il serait plutôt modeste et de courte durée, quelque chose que nous pourrions voir de façon opportuniste en tant qu’investisseurs.
Mais en attendant, un atterrissage en douceur nous semble encore tout à fait plausible.
Les récentes baisses de taux de la Banque du Canada amélioreront-elles les perspectives de dépenses de consommation et de logement ?
La Banque du Canada fait partie des banques centrales les plus dynamiques en matière de réduction des taux. Elle a commencé plus tôt que beaucoup d’autres banques, et réduit ses taux à plusieurs reprises. Il a des plans très clairs pour continuer à baisser les taux. Une grande partie de cette politique est liée au fait que les ménages canadiens, les consommateurs canadiens et le secteur du logement canadien ont souffert un peu plus que dans d’autres pays.
Nous savons qu’il y a beaucoup d’endettement des ménages, et que ce pays est particulièrement sensible aux taux d’intérêt. Il est donc logique que la baisse des taux se produise un peu plus rapidement au Canada. La question est de savoir si nous verrons une reprise immédiate des secteurs du logement et de la consommation à mesure que ces baisses de taux feront effet. À ce stade, je dirais que la prudence reste de mise pendant encore un certain temps.
Et donc quand on regarde la consommation, on voit que les dépenses de consommation globales augmentent. Mais c’est une sorte d’illusion, parce que ce qui se passe c’est que la population augmente très rapidement. C’est ce qui alimente la croissance des dépenses. En réalité, la personne moyenne dépense moins. Je pense que les consommateurs donnent la priorité au remboursement de leur dette, peut-être, etc.
Et donc à mon avis, la consommation est loin de revenir en force, mais des taux plus bas y contribueront absolument, peut-être en 2025. Et le marché du logement, bien sûr, a un énorme avantage lorsque les taux commencent à baisser. Mais il est important de garder à l’esprit qu’il reste encore des difficultés à surmonter, car nous avons ces cohortes d’emprunteurs qui renouvelleront leurs prêts à des taux plus élevés, probablement en 2025 et 2026, alors même que la Banque du Canada réduit les taux, simplement à cause du niveau extraordinairement bas des taux hypothécaires initiaux dont ils ont bénéficié ces cinq dernières années.
En ce qui a trait au logement, nous anticipons que les prix des maisons resteront à peu près stables au Canada au cours des prochaines années. Donc nous pourrions parler d’une certaine faiblesse, mais pas d’un effondrement. De même, les reventes de maisons resteront probablement quelque peu moroses, comme en ce moment. Par ailleurs, nous entendons beaucoup parler d’une augmentation des constructions à l’avenir.
Du point de vue du zonage, cela devient un peu plus facile. Et il y a une pénurie de logements, tandis que la population a beaucoup augmenté. Ce qui complique les choses, c’est qu’il est très coûteux d’obtenir du financement pour la construction. Et il existe beaucoup de propriétés sur le marché, ce qui laisse entrevoir que l’essor de la construction se fera peut-être attendre quelques années de plus.
Donc probablement cette tendance sera lente pendant quelque temps. Et c’est vraiment un secteur où la politique monétaire a un effet à retardement. La douleur ne s’est pas fait sentir au premier jour des hausses de taux. Et cette douleur ne disparaîtra pas dès la première baisse des taux. Il faudra du temps pour que la situation s’améliore.
Les déficits budgétaires augmentent partout dans le monde – quel sera l’impact économique d’une dette aussi grande ?
Les marchés demeurent axés sur les questions à court terme entourant les baisses des taux des banques centrales et les perspectives de croissance ou de récession, ce genre de problèmes aigus à court terme. Mais il est indéniable qu’un problème se profile à moyen terme. Il pourrait bien attirer l’attention du marché et, espérons-le, celle des décideurs politiques, car il y a beaucoup de pays dans une situation budgétaire difficile, avec de très grands déficits publics, incroyablement grands pour une période de croissance économique, avec de lourds fardeaux de dette publique souvent au-dessus de 100 % du PIB, ce qui aurait semblé inouï il y a dix, voire deux ans, et qui est pratiquement la norme maintenant.
Il y a donc ces excès budgétaires, et avec le temps cela va faire souffrir certains pays. Et donc nous avons fait beaucoup de travail à ce sujet. Nous avons construit un indice de santé budgétaire. Si nous examinons les principaux pays du monde, nous pouvons dire que bon nombre ont un défi devant eux.
Peut-être que le défi le plus grand est celui de l’Italie. Il y a aussi des défis considérables aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Japon et au Brésil. Cela ne veut pas dire que tous les autres vont bien. Il y a beaucoup de pays qui ont des déficits, et du pain sur la planche pour les résoudre. Pour vous donner une idée, vous savez, pour stabiliser la dette publique des États-Unis, il faudrait réduire le déficit d’environ 4 % ou 5 % du PIB.
En théorie, cela équivaudrait à une économie tournant à peu près un point de pourcentage moins vite que la normale pendant 4 ou 5 ans. Juste pour revenir à la normale, stabiliser une dette qui est devenue gigantesque. Et il est difficile de dire avec exactitude quand cela sera possible. Honnêtement, les États-Unis peuvent sans doute s’en tirer plus facilement que la plupart des autres pays, car ils émettent la monnaie de réserve mondiale.
Mais la façon dont nous voyons les choses est la suivante : si nous regardons la deuxième moitié des années 2020, il y a de fortes chances que la croissance soit un peu plus lente que la normale, car certains de ces excès budgétaires finiront par être réduits un jour ou l’autre.
Quelles sont les perspectives de croissance économique en Europe ?
La bonne nouvelle pour l’Europe est que l’inflation a décliné comme dans la plupart des pays, et que cela permet maintenant à la Banque centrale européenne, à la Banque d’Angleterre et à quelques autres de réduire les taux. C’est quelque chose qui soulage quelque peu la pression sur l’Europe, de même que dans les autres régions. Au-delà de cela, nous pouvons dire qu’il y a d’autres choses à expliquer en ce qui concerne l’économie européenne.
L’une de ces choses est que la limite de vitesse est plus basse que dans beaucoup de pays. Nous savons que les tendances démographiques sont un peu plus défavorables, par exemple. Ce n’est pas une région du monde en croissance rapide. À l’intérieur de la région, cependant, il y a une grande diversité de situations. Nous pouvons même dire que c’est une économie à deux vitesses.
Et étonnamment, les pays méditerranéens sont ceux qui connaissent la plus forte croissance en Europe. C’est un retournement notoire par rapport à dix ans plus tôt, par exemple, lorsque la crise de la dette souveraine frappait ces pays en particulier. C’est donc la Grèce et certains de ces autres pays qui se développent un peu plus vite. Et c’est la bonne nouvelle dans cette histoire.
Selon nous, ils semblent capables de continuer sur cette lancée. En revanche, nous pouvons dire que l’Allemagne a du mal à suivre le rythme, qu’elle ne parvient pas à assurer une croissance aussi stable, et qu’elle découvre que beaucoup de ses produits manufacturiers sophistiqués ne connaissent pas une demande aussi forte dans le monde, et que son secteur automobile est soudainement en concurrence avec ce nouveau géant chinois qui fabrique tous les nouveaux véhicules.
Et tout à coup il y a beaucoup plus de concurrence dans ce secteur aussi. L’Allemagne est donc dans une position plus difficile. Le Royaume-Uni est un pays qui a connu de grandes difficultés, et il est peut-être celui qui a traversé la pire année 2023 parmi toutes les principales économies mondiales. Or, il semble maintenant rebondir. Nous constatons de meilleurs chiffres sur l’emploi, et les indices de directeurs d’achats reprennent de la vigueur.
C’est un rebond classique à la suite d’une période difficile. Mais nous pensons qu’ils seront peut-être en mesure de soutenir cette tendance. Dans l’ensemble, l’Europe est en bonne position pour croître, mais à des vitesses très variables selon l’endroit où vous vous trouvez en Europe.
Quels facteurs contribuent au ralentissement de la croissance économique chinoise ?
L’économie chinoise a connu des difficultés et a même ralenti récemment. Quand on regarde les différents facteurs et contraintes, c’est vraiment une économie en berne, avec un marché du logement qui demeure particulièrement à la traîne. Il y a eu de grands excès, les excès sont en cours de correction dans le système, mais le processus est douloureux.
Et bien que, selon nous, les décideurs continueront de faire le nécessaire pour éviter que quelque chose de trop négatif n’émane de ce secteur, il est peu probable qu’il devienne une source de vigueur de sitôt. Et c’est un problème qui dure depuis très longtemps. Cela met donc la Chine à un pas beaucoup plus lent. Vous avez alors la consommation et, bien sûr, la classe moyenne chinoise qui s’est accrue.
Et en théorie, on s’attendait à ce que la classe moyenne chinoise soit le nouveau moteur de la consommation et de la croissance économique. Cette attente ne s’est pas réalisée. Nous avons donc des augmentations des ventes au détail et autres, mais c’est un taux de croissance beaucoup plus modeste. Et je pense que ce qui se passe, c’est que les ménages chinois ont beaucoup de richesse liée au marché immobilier, et que ce marché est si faible qu’ils ne se sentent pas en confiance pour dépenser.
Par conséquent, il nous reste le moteur traditionnel de la croissance chinoise pour faire un peu avancer les choses en ce moment. Il s’agit de domaines comme les exportations, la production industrielle et la fabrication. Ces domaines sont restés dynamiques. Et nous pensons qu’ils seront les principales sources de croissance à l’avenir. Mais la croissance de la Chine ne dépasse pas 5 % cette année, elle oscillera probablement autour de 4 % l’année prochaine, et il existe un risque important.
Le risque important est que, selon le résultat des élections américaines, des droits de douane supplémentaires pourraient être imposés à la Chine. Et donc la Chine pourrait être quelque peu ralentie par cette politique. Mais je ne voudrais pas surestimer ce risque, parce que même si la Chine et les États-Unis entretiennent d’étroites relations commerciales, il est incroyable de voir à quel point la Chine est indépendante des exportations vers les États-Unis.
Elles représentent moins de 3 % de son économie. C’est quelque chose que nous devons garder à l’esprit. Cela n’aura peut-être pas autant d’effet que ce que l’on pense généralement. Plus globalement, je dirais que c’est une Chine qui décélère et qui à long terme pourrait ne pas croître de plus de 3 % ou 4 % par an, ce qui est très loin des 6 %, 8 % et 10 % auxquels nous étions habitués.
Mais malgré tout, c’est en partie une Chine qui s’enrichit, et la Chine devrait demeurer le plus grand moteur individuel de la croissance mondiale au cours des cinq prochaines années. C’est un pays qui conserve son importance, et les gens ont peut-être tendance à sous-estimer son potentiel économique.