Le dollar américain s’est fortement apprécié cette année, enregistrant des gains importants par rapport aux monnaies des autres pays développés et des marchés émergents. Le ton relativement ferme de la banque centrale américaine, les perspectives incertaines des marchés financiers ainsi que le ralentissement de la croissance économique mondiale ont tous contribué à la vigueur du billet vert et des marchés des changes en général. Le dollar américain se situe actuellement au-dessus de ses sommets de mars 2020 et est exceptionnellement surévalué selon la plupart des mesures. À notre avis, la monnaie devrait se déprécier à moyen terme, mais des facteurs extraordinaires pourraient la soutenir encore pendant le reste de l’année. Sur un horizon de 12 mois, nous restons plus optimistes à l’égard du dollar canadien et du yen japonais que de l’euro, de la livre ou du dollar américain.
La progression du dollar américain a été implacable. L’appréciation observée cette année, de 7,5 % après pondération selon les échanges, s’est ajoutée aux gains de l’an dernier et s’est traduite par une hausse globale de 14 % depuis le début du redressement du billet vert en mai 2021. Ces gains sont en grande partie attribuables au relèvement des taux d’intérêt par la Réserve fédérale américaine (Fed), plus énergique que celui de la plupart des autres banques centrales des pays développés. Les divergences entre les politiques monétaires des pays représentent souvent une source de préoccupation majeure pour les marchés des changes (figure 1). Elles ont été particulièrement importantes cette année, car la Fed a été contrainte de relever les taux plus rapidement que prévu pour tenir compte de l’accélération de l’inflation des prix à la consommation causée par la hausse des prix des produits de base et les pénuries d’approvisionnement. L’évolution de la situation à l’étranger a aussi contribué aux gains du dollar : ainsi, le ralentissement de l’activité économique en Chine renforce l’attrait du dollar et la crise énergétique en Europe menace la stabilité politique et économique de la région.
Figure 1 : Dollar américain et écarts de rendement des titres à 2 ans
Nota : Au 26 août 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
La trajectoire du billet vert dicte habituellement le rendement des autres grandes monnaies, de sorte que la récente dépréciation de toutes les monnaies des pays développés (figure 2) face au dollar n’est pas un phénomène rare. La surveillance des phases du cycle du dollar est particulièrement importante, étant donné que les périodes de vigueur et de faiblesse du dollar américain ont tendance à durer de longues années (figure 3). Les points de retournement du billet vert sont notoirement difficiles à prévoir, et nous tablons depuis plusieurs trimestres sur une tendance baissière de ce genre. La guerre en Ukraine et l’approche musclée de la Fed dans sa lutte contre l’inflation ont retardé ce retournement, de sorte que l’évolution du dollar que nous prévoyions a pris d’importants détours (figure 4). Bien que ces événements à court terme aient bouleversé nos attentes, nous n’avons pas modifié nos prévisions à long terme d’une faiblesse du dollar américain, et nous avons révisé à la baisse nos perspectives pour l’euro en raison des nouvelles négatives en provenance du continent.
Figure 2 : Rendement des devises de marchés développés
Nota : Au 25 août 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 3 : Cycles à long terme du dollar américain
Nota : Au 25 août 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 4 : Évolution du marché baissier du dollar américain
Nota : Au 26 août 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
L’un des facteurs qui alimentent notre conviction que le dollar américain va chuter est qu’il n’a jamais été aussi surévalué depuis le début des années 2000, selon la plupart des mesures. Les modèles de parité des pouvoirs d’achat (PPA) indiquent que la vigueur du dollar ces derniers mois a poussé la monnaie au-delà des seuils à partir desquels elle peut être considérée comme extrêmement chère (figure 5). Or, les données historiques nous apprennent que les monnaies ne restent généralement pas très longtemps à ces niveaux. L’analyse des données historiques effectuée par la Deutsche Bank indique que les monnaies ont tendance à revenir à leur juste valeur dans les mois qui suivent le dépassement de leur fourchette de la PPA. Nous pouvons donc nous attendre à ce que la dépréciation éventuelle du dollar se manifeste relativement vite.
Figure 5 : Dollar américain – Évaluation selon la parité des pouvoirs d’achat
Nota : Utilisation du nouvel indice USD de la Fed à compter du 31 déc. 2019 (indice USTWAFE). Au 19 août 2022. Sources : Réserve fédérale américaine, Bloomberg, RBC GMA
Il est également concevable que les facteurs temporaires qui soutiennent l’appréciation du billet vert puissent persister plus longtemps que ne le prévoient les investisseurs. Trois facteurs pourraient prolonger cette période de robustesse du dollar américain :
- La Réserve fédérale pourrait poursuivre le resserrement de sa politique monétaire plus longtemps que prévu par les marchés pour souligner sa détermination à juguler l’inflation actuelle.
- Une distribution plus lente que prévu de vaccins efficaces contre la COVID-19 en Chine pourrait se traduire par des confinements persistants et de nouvelles déceptions en ce qui concerne l’activité économique, ce qui favoriserait le dollar américain par rapport au renminbi.
- L’aggravation de la crise énergétique en Europe pourrait déprimer davantage l’euro. Toutefois, le caractère imprévisible des conditions météorologiques et des tactiques de la Russie pour interrompre les livraisons de gaz naturel en Europe rend les prévisions dans ce domaine particulièrement difficiles.
Il est essentiel de déterminer jusqu’où le dollar s’appréciera face à l’euro en raison de ces trois facteurs. La Deutsche Bank a tenté de répondre à cette question au moyen d’approches quantitatives faisant appel à des modèles d’évaluation, des indicateurs techniques et les rendements historiques de la monnaie unique lors de périodes comparables (figure 6). L’objectif de ce cadre n’est pas de formuler des prévisions, mais plutôt d’estimer jusqu’où l’euro peut reculer avant que sa faiblesse ne devienne extrême. La plupart des mesures semblent indiquer qu’un taux de change entre 0,92 et 0,95 euro pour un dollar représente une baisse excessive. Ce taux frôlerait les niveaux actuels, qui sont tout juste inférieurs à la parité. D’après nous, de nouvelles baisses qui porteraient le taux de change à près de 0,80 euro pour un dollar, comme s’y attendent certains prévisionnistes, sont beaucoup moins probables.
Figure 6 : Analyse du scénario de l’euro
Nota : Au 26 août 2022. Sources : Deutsche Bank, BRI, Citi, Banque Scotia, RBC GMA
Euro
Ces temps-ci, il n’est pas facile de trouver un élément favorable parmi les perspectives européennes. Les nuages menaçants ne manquent pas ; ainsi, la guerre fait rage près des frontières de l’Europe occidentale et les prix élevés de l’énergie étouffent la croissance économique. En outre, l’Allemagne, fortement tributaire du gaz naturel, souffre de la faiblesse des niveaux d’eau des principales artères de transport du pays, qui entrave l’expédition de marchandises. En France, la température de l’eau est trop élevée pour refroidir les réacteurs nucléaires, ce qui limite les exportations de carburant vers l’Allemagne. Si l’on tient compte aussi de l’incertitude politique en Italie et de l’érosion de la solidarité des pays d’Europe, qui se chamaillent à propos des exemptions sur les interdictions d’importation de pétrole russe, il devient difficile pour les investisseurs de justifier la détention de la monnaie unique – surtout lorsqu’elle offre des rendements aussi faibles.
Le seul point légèrement positif pour l’euro est peut-être que les taux obligataires ne sont plus négatifs, car les marchés ont commencé à prendre en compte un nombre croissant de hausses de taux d’intérêt par la Banque centrale européenne. Les investisseurs européens ont investi le montant énorme de 4 000 milliards d’euros à l’étranger (une moyenne d’environ 4 % du PIB par année) depuis que la banque centrale a imposé des taux négatifs en 2014, mais le rapatriement d’une partie de ce capital est amorcé (figure 7). Ce seul point positif semble insuffisant pour contrer la vague de pessimisme des investisseurs. Par conséquent, notre prévision d’un taux de change de 1,13 $ US pour un euro témoigne moins de notre confiance à l’égard de l’Europe que de notre pessimisme à l’endroit du billet vert.
Figure 7 : Rapatriement des fonds des investisseurs de la zone euro
Nota : Au 31 juillet 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Yen
Pendant la plus grande partie de l’année, le yen japonais a évolué en parallèle avec les taux des obligations américaines à 10 ans (figure 8), qui eux-mêmes témoignaient des attentes relatives aux hausses de taux de la Fed et des craintes de récession. Nous soupçonnons que le yen pourrait tirer parti des préoccupations en ce qui concerne la croissance économique et nous constatons que les tendances des recherches Web et d’autres indicateurs d’intensité médiatique (figure 9) reflètent la culmination des taux. Le contexte de ralentissement de l’inflation et de détérioration de la croissance mondiale pourrait en effet être propice à la vigueur du yen, qui profite à la fois de la diminution des taux des obligations mondiales et de la faiblesse des marchés boursiers. Une baisse des prix du pétrole causée par une récession pourrait aussi favoriser le yen, car elle réduirait le coût des importations du Japon.
Figure 8 : Rendement USD/JPY par rapport au rendement nominal des obligations à 10 ans
Nota : Au 9 septembre 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 9 : Données de recherche dans Google
Nota : Données de Google Trends. Les chiffres indiquent le volume de recherches par rapport au point le plus élevé du graphique. Une valeur de 100 représente la popularité maximale. Au 30 juin 2022. Sources : State Street, Google, RBC GMA
D’autres facteurs laissent entrevoir une appréciation du yen et seraient compatibles avec une dépréciation généralisée du dollar américain. Ces facteurs positifs comprennent l’important excédent du compte courant du Japon et la sous-évaluation actuellement considérable de sa monnaie, qui la rend beaucoup moins vulnérable en période d’incertitude économique. Une fois que le dollar américain aura atteint son sommet et que la Fed aura mené à terme le cycle de hausses des taux, nous croyons que le yen sera l’une des monnaies qui se redresseront le plus rapidement. Notre prévision sur 12 mois table sur un cours de 118 yens pour un dollar.
Livre sterling
La livre sterling a reculé de 14 % par rapport à son sommet de 2021. Elle est bon marché par rapport au dollar américain, mais toujours chère face à l’euro – les pays membres de la zone euro sont les principaux partenaires commerciaux du Royaume-Uni. Un repli accru de la livre contribuerait à rétablir la compétitivité, mais il alimenterait aussi l’inflation, étant donné que l’économie du Royaume-Uni est l’une des plus sensibles à la hausse des prix des produits importés. Cette situation représente un gros problème pour la banque centrale parce que, si un taux d’inflation de 10 % réclame une intervention énergique des décideurs, les ménages et les entreprises sont mal équipés pour faire face à un relèvement des taux d’intérêt.
Nous ne croyons pas que la Banque d’Angleterre puisse relever les taux au même rythme que la Fed, la Banque du Canada ou d’autres banques centrales sans plonger l’économie du Royaume-Uni dans une grave récession. Témoin de la forte détérioration des finances des ménages : selon Bloomberg, le tiers des travailleurs britanniques envisagent d’occuper un deuxième emploi pour payer les factures, l’utilisation de facilités de crédit renouvelable est en hausse et les coûts énergétiques résidentiels ont plus que quadruplé au cours des deux dernières années et devraient continuer à grimper l’an prochain. La chute de la confiance des consommateurs (figure 10) laisse entrevoir un fort recul des dépenses des ménages, qui représentent la plus importante composante de la croissance économique.
Figure 10 : Contraction de la consommation au Royaume-Uni
Nota : Au 30 juin 2022. Sources : Office for National Statistics du Royaume‐Uni, GfK UK, RBC GMA
Le compte courant du Royaume-Uni affiche un déficit depuis des années, mais les plus récents chiffres du premier trimestre de 2022 sont stupéfiants et correspondent à 8 % du PIB (figure 11), le plus important déficit en 50 ans. Il semble que le Brexit fasse finalement sentir ses effets. En raison de la marge de manœuvre limitée de la Banque d’Angleterre pour relever les taux d’intérêt, les investisseurs sont peu motivés à acheter des actifs du Royaume-Uni, car ils ne sont pas adéquatement rémunérés pour le risque d’une baisse de la livre. Nous prévoyons que la livre sterling tirera de l’arrière par rapport aux autres grandes monnaies au cours de l’année à venir. Le fait que notre prévision d’un taux de 1,28 $ US pour une livre soit plus élevée que le taux de change actuellement en vigueur est entièrement imputable à la dépréciation généralisée du dollar américain que nous prévoyons.
Figure 11 : Niveaux records de déficits du compte courant
Nota : Au 30 juin 2022. Sources : Office for National Statistics du Royaume‐Uni, RBC GMA
Dollar canadien
En 2022, la fourchette de négociation du dollar canadien a frappé par son étroitesse (figure 12), surtout pendant une année où la volatilité du marché des actifs s’est intensifiée et où le dollar américain s’est fortement apprécié. Le huard a affiché un rendement nettement supérieur à celui des monnaies des autres pays du G10 tout au long de l’année (figure 13), une résilience qui peut être attribuée à quelques facteurs clés :
- une banque centrale qui a relevé les taux d’intérêt au même rythme qu’aux États-Unis et qui devrait dépasser le rythme de la Fed au cours du cycle ;
- les prix élevés des produits de base qui soutiennent la robustesse des termes de l’échange ;
- le rendement supérieur du marché boursier du Canada par rapport à celui d’autres marchés boursiers aux États-Unis et en Europe ;
- des niveaux élevés d’immigration qui se traduiront par un marché du travail plus équilibré à un moment où la demande de talents est forte ; une immigration solide favorise aussi la croissance économique.
Figure 12 : Fourchette étroite du dollar canadien
Nota : Au 26 août 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 13 : Rendement du G10 depuis le début de l’année
Nota : Au 26 août 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Les investisseurs demeurent optimistes à l’égard du huard, l’une des rares monnaies prisées par le marché dans un contexte de vigueur du dollar américain (figure 14). Les positions pariant sur une hausse du dollar canadien sont relativement modestes, ce qui laisse une grande marge de manœuvre aux investisseurs pour accroître leurs avoirs en dollars canadiens.
Figure 14 : Placements en contrats à terme sur devises
Nota : Au 26 août 2022. Sources : CFTC, RBC GMA
L’amélioration considérable du solde des flux de capitaux au Canada explique aussi la résilience du huard (figure 15). Après une décennie de déficits du compte courant, ceux-ci ont fait place à des excédents, grâce en grande partie aux prix élevés de l’énergie et à l’augmentation des revenus provenant des investissements directs à l’étranger du pays. Le Canada a aussi connu une amélioration importante des flux de portefeuille, étant donné que les sociétés canadiennes ont émis des titres de créance en dollars américains. Rien ne garantit que le produit de ces émissions d’obligations sera converti et rapatrié, mais nous croyons que la conversion est en partie responsable de la résilience de la monnaie canadienne et de son incapacité cette année à rester inférieure à 1,30 $ pour un dollar américain.
Figure 15 : Balance fondamentale des paiements du Canada
Nota : Au 30 juin 2022. Sources : Statistique Canada, RBC GMA
D’après des modèles d’évaluation, le dollar canadien est sous-évalué, mais pas dans une mesure qui laisse entrevoir une appréciation immédiate (figure 16). Par conséquent, en l’absence d’un signal fort de la part des modèles à long terme, nous faisons appel aux modèles de régression à court terme pour obtenir des indications sur la trajectoire de la monnaie, en fonction des facteurs les plus importants : le pétrole, les marchés boursiers et l’écart entre les taux d’intérêt au Canada et aux États-Unis. Ces modèles donnent aussi à penser que le huard prendra de la vigueur (figure 17).
Figure 16 : Évaluation du dollar américain par rapport au dollar canadien
Évaluation selon la parité des pouvoirs d’achat
Nota : Au 26 août 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 17 : Légers gains pour le huard selon les facteurs qui influencent les devises
Nota : Le modèle se fonde sur le S&P 500, le pétrole brut et l’écart de taux entre les obligations du gouvernement du Canada à 2 ans et les titres du Trésor américain à 2 ans. Au 25 août 2022. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Signalons que le dollar canadien est exposé à certains risques. Il est probable qu’une récession aux États-Unis entraînerait une baisse de notre monnaie, étant donné que les cours pétroliers et boursiers devraient fléchir. Nos modèles s’adaptent rapidement à de tels événements économiques et, sous le choc de tels scénarios, donnent à penser que le huard pourrait reculer à 1,35 $ pour un dollar américain. La chute des prix de l’immobilier au Canada ainsi que le niveau élevé d’endettement des ménages présentent aussi des risques pour nos perspectives, surtout depuis que la Banque du Canada semble encline à relever les taux plus rapidement que bien d’autres banques centrales.
Selon notre hypothèse de base, l’économie canadienne ne s’écroulera pas à cause d’un désastre en matière de logement ou d’une grave récession aux États-Unis. Nous croyons que les prix du pétrole demeureront élevés, compte tenu à la fois de la forte demande et de l’offre limitée, ce qui permettra au pays de continuer d’afficher des excédents du compte courant, tandis que la Banque du Canada continuera d’agir plus énergiquement que la plupart de ses pairs. Enfin, une éventuelle dépréciation du dollar américain aiderait le huard à s’apprécier dans la foulée des autres grandes monnaies. Nous prévoyons que le dollar canadien se négociera à 1,19 $ pour un dollar américain au cours des 12 prochains mois.
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