Dan Chornous, chef des placements, évalue l’incidence des hausses de taux des banques centrales sur la croissance économique mondiale et communique ses prévisions pour les marchés des titres à revenu fixe et des actions.
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Transcription
Quelles sont vos prévisions à l’égard de la croissance économique mondiale ?
Les économies ont profité de divers vents favorables tout au long de 2022, et même au début de 2023, malgré le resserrement. En fait, les bilans des familles n’ont jamais été aussi bien portants que depuis que Ronald Reagan était président. Ils sont capables de supporter un peu de pression. Le marché du travail, qui est très vigoureux, met du temps à ralentir. De plus, jusqu’à tout récemment, les conditions financières se sont légèrement améliorées dans la foulée de la reprise des marchés boursiers.
Déplaçons-nous maintenant à l’étranger, en dehors de l’Amérique du Nord. L’hiver a été surprenamment doux en Europe. Les choses se sont donc passées beaucoup mieux que prévu. En Chine, la réouverture a probablement stimulé l’économie davantage que le croyaient la majorité d’entre nous. Il y a cependant d’importants vents contraires qui frappent de plein fouet à l’heure actuelle.
Un an s’est écoulé depuis que les taux d’intérêt ont commencé à augmenter. N’oublions pas que les taux d’intérêt sont très efficaces, mais que leur effet se fait sentir après un long décalage de 12 à 18 mois. Cette augmentation, dont l’ampleur (sinon la durée) est historique dans certains cas, a déjà commencé à avoir des incidences.
On s’attend désormais à ce que l’économie entre en récession au courant de l’été ou de l’automne 2023. La probabilité qu’une récession se produise au troisième ou au quatrième trimestre et qu’un rebond ait lieu en 2024 est d’environ 70 %. Pour ce qui est de l’intensité de cette récession, la plupart l’ont qualifiée d’« atterrissage en douceur ». Nous estimons la probabilité d’une récession à 70 % au troisième ou au quatrième trimestre de 2023, mais il y aurait un rebond ensuite en 2024, puisque les conditions naturelles commenceraient alors à se calmer et les taux d’intérêt finiraient par baisser.
Alors, pour ce qui est de l’intensité ou de la profondeur et de la durée de cette récession, la plupart la comparent à un atterrissage en douceur. L’économie recule un peu quand elle tombe en territoire négatif, mais pas beaucoup. Nos prévisions tablent sur une récession légèrement plus profonde – juste un peu. Cependant, quand l’économie est proche d’un taux de croissance nul et que les taux d’intérêt sont encore élevés, elle est vulnérable aux chocs.
Nous restons donc à l’affût.
Quelles sont vos prévisions à propos de l’inflation ?
Concernant l’inflation, le retour à un taux de 2 % ou à un niveau acceptable ne sera pas facile. Mais la trajectoire est claire. L’inflation a diminué pour s’approcher de 6 %, et elle descendra probablement en dessous de 4 % d’ici les 12 prochains mois. Toutefois, il y aura des détours en cours de route. Le marché du travail demeure vraiment très serré, ce qu’on voit surtout dans les secteurs liés aux services.
On doit cette situation non seulement à la disponibilité de la main-d’œuvre, qui a changé au sortir de la pandémie, mais aussi aux personnes et aux familles qui essaient de profiter des choses auxquelles ils n’avaient pas accès pendant la pandémie, surtout lors des confinements. On n’a qu’à regarder les prix des billets d’avion et des chambres d’hôtel pour voir que le taux d’inflation reste élevé et qu’il est difficile de le faire redescendre.
Mais nous sommes véritablement dans un cycle de resserrement. La croissance de la masse monétaire a ralenti de façon spectaculaire, et on commence à voir les pressions exercées sur l’économie et à observer le ralentissement et l’inflation qui en découlent. Cela dit, nous croyons que l’inflation est clairement en voie de diminuer. La situation s’est détériorée ces deux dernières semaines, à cause des difficultés vécues par la Silicon Valley Bank et des inquiétudes concernant d’autres banques régionales, en particulier aux États-Unis. Jusque là, la Fed n’avait qu’une seule préoccupation. Comme les bilans des ménages et l’emploi se portaient bien, elle pouvait effectuer un resserrement sans s’inquiéter des effets ou des contrecoups possibles.
Quelle a été l’incidence des hausses de taux des banques centrales ?
Les banques centrales ont changé leurs politiques radicalement en 2022 et au début de 2023, alors que l’inflation était en hausse. Elles sont passées d’un assouplissement des conditions à un resserrement considérable. Les taux d’intérêt ont augmenté, et un ralentissement s’est produit. Le rythme de croissance de la masse monétaire a des répercussions. L’inflation ralentit, et l’économie réagira au troisième et au quatrième trimestres de cette année.
Le niveau neutre pour les taux d’intérêt (c’est-à-dire le niveau auquel l’économie est soit stimulée, soit freinée) est d’à peu près 2,50 %. Aux États-Unis, le taux des fonds fédéraux est de 4,75 % en ce moment. Cela freine l’économie, et le rythme s’accélère progressivement chaque jour.
Nous pensons qu’il culminera à environ 5,0 % ou 5,25 % et qu’il sera maintenu à ce niveau pendant un certain temps, ce qui devrait permettre à l’inflation de retourner tôt ou tard vers le niveau souhaité, soit près de 2,50 %. Le ralentissement sera peut-être irrégulier, mais il va se produire. Les dix derniers jours ont cependant été assez intéressants pour ceux qui surveillent attentivement les incidences de la politique monétaire, comme nous l’avons fait jusqu’à présent. Il faut dire que la Fed n’avait qu’une seule préoccupation : l’inflation.
Elle a pu s’attaquer à l’inflation en priorité, sans se soucier des conséquences sur les bilans et l’emploi, car les deux allaient plutôt bien. Mais aujourd’hui, compte tenu des problèmes qui viennent d’émerger chez certaines banques régionales, en particulier aux États-Unis, la Fed doit s’inquiéter en plus de la stabilité du système financier. La situation n’est pas rare (c’est ce qui est généralement arrivé après un resserrement par la Fed), mais c’est un autre facteur qui devrait limiter la hausse des taux d’intérêt près des niveaux actuels.
Les deux dernières semaines ont assombri le tableau.
Quelles sont vos prévisions pour les titres à revenu fixe ?
Les taux obligataires ont augmenté de façon assez marquée en 2023, parallèlement à la hausse des taux d’intérêt à court terme. Si les taux d’intérêt à court terme sont sur le point de culminer comme nous le pensons, alors les taux des obligations à long terme approchent probablement du sommet, ou l’ont peut-être déjà dépassé. Nous nous attendons à ce qu’ils atteignent 3,50 % ou 3,75 % environ d’ici les 12 prochains mois et demeurent dans cette fourchette.
C’est tout de même remarquable que les taux d’intérêt aient baissé graduellement pendant 40 ans avant de s’approcher de 0 % en 2022. La correction des taux obligataires à long terme les a rapprochés de leur moyenne des 40 dernières années. Ces conditions influent énormément sur l’utilité des titres à revenu fixe dans un portefeuille de placements ; les liquidités qu’ils procurent, la protection qu’ils offrent contre les actions, qui sont plus risquées.
Bien que le marché ait été difficile pour les investisseurs de titres à revenu fixe (historiquement difficile, dans certains cas), les taux d’intérêt se sont enfin normalisés. Pour la première fois depuis de nombreuses années, nos modèles d’évaluation montrent que les taux obligataires sont à peu près là où ils devraient être et qu’ils descendront un peu plus bas – mais pas beaucoup – au cours du prochain cycle.
Quelles sont vos prévisions pour les actions ?
Le marché baissier de 2022 est une question de valorisations. C’est très simple : quand l’inflation et les taux d’intérêt montent, les ratios cours/bénéfices diminuent. De toute façon, les ratios cours/bénéfices étaient trop élevés dans certains secteurs, en particulier ceux des sociétés de technologies mondiales à très grande capitalisation. Le taux de croissance de ces sociétés ne justifiait tout simplement pas les valorisations. Mais ça, c’était avant. Maintenant, nous pensons que les valorisations sont conformes au taux d’inflation et aux taux d’intérêt sous-jacents.
Le problème, maintenant, c’est l’économie elle-même. Il faut savoir que si on se dirige vers un atterrissage en douceur, les bénéfices des sociétés vont reculer un peu. C’est possible en effet, puisque les marges sont supérieures à leur normale et les bénéfices proprement dits ont dépassé les taux de croissance de la ligne de tendance. En 2023, la question est de savoir ce qui arrivera aux bénéfices, pas aux valorisations. On dirait que les analystes n’y ont pas pensé, malheureusement.
Ils ont mis du temps à revoir leurs prévisions à la baisse tandis que l’économie se dirigeait vers un ralentissement. Ils s’attendent désormais à ce que les bénéfices de 2023 soient essentiellement au même niveau que les bénéfices de 2022. Si les marges et les bénéfices reviennent à la médiane et empruntent cette ligne de tendance à plus long terme (ce qui se produit habituellement quand l’économie passe d’une période de croissance à une récession, peu importe la taille), on peut s’attendre à une certaine baisse des bénéfices qui exercerait alors une pression sur le marché boursier. Ce ne serait pas nécessairement une grande pression, mais le potentiel de hausse des actions est en effet limité dans le contexte actuel. Compte tenu des risques associés, il vaut peut-être mieux rester près d’une composition de l’actif neutre.
Les titres dominants ont-ils changé au cours de la dernière année ?
D’accord. Avez-vous remarqué des changements dans les thèmes du marché ? Les actions ont connu une période baissière exceptionnelle en 2022 qui se poursuit en 2023. Elle déstabilise de nombreuses tendances qui étaient en place depuis une dizaine d’années, voire plus. Premièrement, on a vu les valorisations se normaliser. Nous pensons que les taux obligataires sont près de leur point d’équilibre ou de leur moyenne à long terme des années d’après-guerre.
Et ce ne sont pas seulement les taux obligataires. Les taux d’intérêt aussi. Et les écarts. C’est là que le rôle des titres à revenu fixe dans un portefeuille de placements devient très important. Ils sont beaucoup plus utiles à ces niveaux-là comme source de liquidités et de diversification par rapport aux actions qu’ils ne l’ont été la plupart du temps dans la dernière décennie ou plus.
Le dollar américain est en territoire haussier depuis onze ou douze ans. Habituellement, le maximum est de huit ou neuf ans. Ce marché haussier commence à s’étioler. Le dollar américain a atteint des valeurs extrêmes par rapport à de nombreuses autres devises. C’est un facteur déterminant qui a permis aux marchés américains de surclasser les autres au cours des 10 ou 12 dernières années, mais la situation pourrait être en train de changer.
Le marché boursier américain domine depuis la crise financière, mais il faut garder l’œil sur les marchés moins chers qui ont fait preuve d’un certain leadership pendant la récente période baissière. L’Europe coûte passablement moins cher que les États-Unis, compte tenu de la vigueur relative. Idem pour le Canada, où la liste est très différente de celle des États-Unis.
Et un marché émergent pourrait aussi prendre une certaine position dominante dans le prochain cycle. Enfin, les styles de placement ont été bouleversés dans les 6 ou 7 à 12 derniers mois : les actions de croissance avaient reçu toute l’attention et produit la plupart des rendements depuis la crise financière, et soudainement, les actions de valeur, beaucoup moins coûteuses, sont passées au premier plan durant le marché baissier.
Pourquoi est-ce si important ? Selon une règle technique employée depuis longtemps, il faut essayer de savoir qui prendra les devants lors du prochain marché haussier. Il suffit de regarder qui s’est démarqué sur le plan de la vigueur relative lors du marché baissier précédent et par rapport au dollar américain. Les régions hors États-Unis et les actions de valeur plutôt que de croissance se sont clairement démarquées dans ce marché baissier. Nous allons les surveiller de près pour voir qui prend les devants lors du prochain marché haussier.