Eric Lascelles, économiste en chef, présente son point de vue sur la santé du système bancaire américain, le risque de récession, l’intelligence artificielle générative et d’autres thèmes.
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Transcription
Les investisseurs doivent-ils s’inquiéter de la santé du système bancaire américain ?
Lorsque les taux d’intérêt montent, les choses ont tendance à s’écrouler. Nous l’avons constaté à l’automne dernier, lorsque la rapide hausse des taux du Royaume-Uni a mis à mal les caisses de retraite britanniques. Et nous l’avons vu de nouveau aux États-Unis, où plusieurs banques de taille moyenne ont connu des difficultés début mars. Le problème sous-jacent était que ces banques avaient acheté beaucoup d’obligations..
Ces obligations ont perdu de leur valeur en raison de la hausse des taux d’intérêt, combinée à des retraits de dépôts qui se sont avérés insoutenables pour les banques les moins stables. Donc l’impact a été considérable. Je ne peux pas dire avec certitude que nous avons sorti la tête de l’eau. Il y a encore quelques banques vulnérables. Ce que je peux dire, c’est que le gouvernement a pris les devants pour établir un plan crédible qui devrait limiter la casse.
Néanmoins, il reste des banques vulnérables. Je dirais que si nous regardons le panorama de manière plus générale, si nous regardons les plus grandes banques américaines, elles semblent s’en tirer très bien. Et si nous regardons les plus petites banques américaines, la plupart semblent s’en tirer très bien. Ce sont juste ces banques régionales de taille moyenne qui ont posé problème, et quelque chose de similaire se passe à l’échelle internationale. Ailleurs dans le monde, nous voyons des banques qui sont plutôt en bonne santé, y compris au Canada, donc cette situation ne semble pas se présenter dans d’autres pays.
Néanmoins, maintenant que cela s’est produit, les banques ne sont plus en aussi bonne position pour prêter. Nous notons que les normes de crédit se resserrent quelque peu, surtout aux États-Unis, mais pas seulement. Cela s’étend à d’autres pays. Nous voyons diminuer le nombre de prêts aux États-Unis, dans une certaine mesure. Je suppose que pour présenter les choses sous l’angle de la récession, ce serait comme une nouvelle résistance qui fait obstacle à la croissance.
C’est une raison supplémentaire de penser qu’une récession est plus probable qu’improbable, et c’est une difficulté particulière dans le contexte des États-Unis. Je suppose que je devrais prendre du recul et dire, si nous regardons ces taux d’intérêt qui ont augmenté, qu’il y a une bonne chance de voir apparaître d’autres problèmes au fil du temps, peut-être ailleurs dans le monde.
Encore une fois, ce sont surtout les acteurs les plus endettés qui ont eu des ennuis. Il s’agit d’acteurs qui possédaient peut-être trop de titres à revenu fixe, et ont été mis en difficulté lorsque les prix des obligations ont chuté.
Quel est le risque de récession ?
À notre avis, le risque de récession reste assez élevé. Nous avons calculé une probabilité de 80 % pour que le monde développé tombe en récession au cours de la prochaine année, et c’est parce que nous avons un certain nombre de signaux différents qui pointent tous dans cette direction. Nous avons des modèles économétriques complexes qui suggèrent qu’une récession est plus probable qu’improbable, notamment parce que les taux d’intérêt ont tellement augmenté au cours des 18 derniers mois que cela exerce un effet négatif.
Et je peux dire que lorsque nous examinons diverses heuristiques, des modèles plus simples, des règles élémentaires simples – et nous en examinons une douzaine – la plupart pointent également vers une récession. Parmi les exemples les plus connus, l’inversement de la courbe de rendement est un signal de récession classique. Selon les données historiques, le fait que l’inflation ait beaucoup augmenté est également un présage de récession.
Le fait même que les banques centrales augmentent les taux est normalement l’un des indicateurs de récession les plus notoires. Donc, les règles élémentaires les plus simples nous disent qu’une récession est probable. Notre travail sur le cycle économique nous amène à une conclusion similaire, c’est-à-dire que cette feuille de pointage du cycle économique nous donne des données de fin de cycle. Cela conforte l’idée d’un cycle qui arriverait à son terme dans les prochains trimestres.
Nous croyons donc qu’une récession est plus probable qu’improbable. Pour faire l’avocat du diable, je peux dire que cela laisse 20 % de chance qu’il n’y ait pas de récession. Si nous pouvons imaginer un tel scénario, c’est en partie parce que l’économie a réussi à se maintenir pendant une période étonnamment longue, jusqu’en 2023, une période marquée par de grandes perturbations.
Peut-être que cela est voué à continuer. Il est indéniable que nous avons connu un nombre inhabituel d’années difficiles, et que l’économie a fait des choses étranges par moment. Nous ne pouvons pas complètement écarter un nouveau virage surprenant. Mais même si nous évitions une récession à court terme, nous soupçonnons que nous ne serions pas capables de maîtriser l’inflation comme il se doit.
L’inflation du secteur des services ne se normaliserait pas complètement. Les banques centrales devraient encore relever les taux. Nous nous retrouverions probablement en récession tôt ou tard. Donc sans pour autant être trop fataliste, nous pensons qu’une récession est plus probable qu’improbable. S’il y a un bon côté des choses, c’est que nous pensons que la récession ne sera pas particulièrement profonde, qu’elle pourrait être légère ou moyenne, mais qu’elle ne sera pas aussi profonde que les deux dernières récessions, et en particulier pas aussi prolongée.
Une fois de plus, tout bien considéré, la récession semble plus probable qu’improbable. Elle surviendra probablement pendant la deuxième moitié de 2023 ou aux alentours, mais ne durera pas éternellement, et elle offrira des occasions aux investisseurs avertis, avec une trajectoire de relance économique assez longue en 2024 et au-delà.
L’inflation élevée est-elle la nouvelle norme ou va-t-elle diminuer ?
Nous pensons que l’inflation peut continuer de décliner à partir de maintenant. Nous notons qu’elle a fortement chuté par rapport au sommet de l’été dernier. Nous avons vu des progrès qui méritent d’être soulignés, bien qu’il reste du travail à faire. Nous croyons que les quatre principaux facteurs de l’inflation se sont inversés. Nous avons vu les prix des marchandises se tasser de façon significative, en particulier les prix du gaz naturel en Europe.
Nous avons vu se résorber les engorgements de chaîne logistique. Les banques centrales sont passées de mesures de relance extrêmes à de fortes restrictions par le biais des taux d’intérêt. Et les gouvernements ne dépensent plus leur argent aussi librement qu’il y a quelques années. Encore une fois, tous les facteurs à l’origine de l’inflation se sont inversés. Nous avons vu l’inflation s’inverser en conséquence.
Nous croyons que l’inflation peut continuer de s’apaiser, et depuis quelque temps nous sommes optimistes sur le front de l’inflation. Nous constatons des avancées encourageantes dans les politiques de prix des sociétés. Elles prévoient augmenter leurs prix dans une mesure bien plus modérée qu’il y a quelques années. Nous pouvons voir que l’inflation a perdu beaucoup d’ampleur. Par exemple, le pourcentage de choses que les gens achètent et dont le prix augmente rapidement commence à diminuer, en particulier la partie dont le coût augmente de 10 % par an ou plus.
Et nous pouvons voir que la croissance des salaires commence aussi à ralentir. Je crois que l’inflation est prête à tomber à un niveau satisfaisant d’environ 3 %. La question est de savoir ce qui nous attend à partir de maintenant. Pouvons-nous continuer sur cette voie jusqu’à quelque chose comme 2 % ? Je suis convaincu que le reste du chemin va être dur.
En particulier, je peux dire que l’inflation des services est plutôt tenace. Malheureusement, ce dont nous avons besoin pour juguler l’inflation dans le secteur des services est un marché du travail plus faible. Pour avoir un marché du travail plus faible, il faut probablement une récession, donc nous avons probablement besoin d’une récession pour parcourir la majeure partie du chemin jusqu’à 2 %. Bref, à long terme, nous supposons que l’inflation à long terme sera un peu au-dessus de 2 %.
C’est différent de ce que nous aurions pensé il y a quelques années. C’est vraiment parce que la démondialisation s’est accélérée. Les changements climatiques influent de plus en plus sur l’inflation. Les travailleurs gagnent aussi un peu de pouvoir. Nous avons donc une prévision d’un peu plus de 2 %, même à long terme.
Quelle sera l’incidence des récentes avancées en IA générative sur la croissance économique ?
Nous traversons un moment passionnant pour les nouvelles technologies dans le monde entier. Parmi les plus importantes, nous avons l’IA générative qui fait beaucoup parler d’elle en ce moment. Mais il y a aussi des avancées prometteuses dans les technologies de la santé, les technologies vertes, l’informatique quantique, et tout un éventail de technologies qui pourraient avoir des répercussions importantes sur la croissance de la productivité à long terme.
C’est quelque chose de fantastique. Cela fait longtemps que nous sommes optimistes quant à la croissance de la productivité. L’une des raisons est que la croissance de la productivité a été si faible dans les années 2010 que nous avons bon espoir de la voir rebondir par rapport à ce niveau bas. Cela s’explique en partie par le fait que la Chine a atteint la frontière technologique. Nous pouvons voir les choses comme un monde qui avait depuis longtemps un milliard de personnes pour le tirer vers l’avant en inventant de nouvelles technologies, et où un autre milliard de personnes vient d’arriver.
Les technologies et les connaissances se propageront dans le reste du monde au fil du temps. Mais encore une fois, le point important est qu’il existe des technologies passionnantes dans le monde. Nous aspirons à une croissance de la productivité plus rapide et plus durable à long terme. Nous ne sommes pas sûrs que la croissance de la productivité sera suffisante pour compenser les défis démographiques qui menacent la croissance économique, mais elle devrait au moins faire contrepoids pour maintenir l’économie en marche.
Le plus grand point d’interrogation est : « de combien ? » Et c’est horriblement difficile à prédire. Je ne pense pas avoir une réponse intelligente à cette question. Certaines personnes soutiennent que les technologies de l’IA générative pourraient avoir un impact aussi important que l’Internet. Et si c’est vrai, nous pouvons imaginer des hausses significatives à l’avenir. Ou peut-être, de façon plus réaliste, l’impact ne sera pas aussi grand, mais tout de même assez grand pour se refléter dans les chiffres.
Je dirai qu’à court terme, il est beaucoup plus ambigu d’évaluer l’impact. Il faut habituellement un délai étonnamment long avant que les technologies se reflètent dans les données de productivité et soient appliquées efficacement dans un large éventail de sociétés. Peut-être pouvons-nous attendre plus de dépenses d’investissement à court terme, alors que les entreprises se ruent vers les puces spécialisées, et observer comment elles adaptent leurs activités.
Nous pourrions constater d’autres incidences, par exemple des effets positifs sur la richesse si certaines actions grimpaient un peu, et cela ajouterait de l’argent à l’économie. Mais en fin de compte, je dirais que les impacts majeurs sont plutôt d’une nature à long terme. Nous ne pensons pas que ce mini boom technologique soit suffisant pour compenser les forces récessionnistes à court terme.
Le ralentissement de l’immobilier au Canada et aux États-Unis est-il terminé ?
Ces derniers mois ont vu un rebond significatif du marché immobilier dans de nombreux pays, y compris aux États-Unis et au Canada. Il s’agit d’un évènement important et d’une question vraiment importante, si cette tendance va se poursuivre ou s’arrêter. Si elle continue, nous pouvons imaginer qu’il sera difficile de tomber en récession alors que l’immobilier reprend vie.
Normalement, l’immobilier est le moteur des récessions, et non quelque chose qui leur fait barrage. Il est difficile de contrôler l’inflation si l’immobilier reprend vie. Les coûts du logement représentent la plus grande composante de l’IPC, et donc toutes les prévisions économiques perdraient pied. Il s’agirait d’une nouvelle reprise soutenue de l’immobilier, après ce qui a constitué un déclin assez bref par rapport à l’année précédente. Je dirais que les arguments en faveur du scénario haussier seraient essentiellement que nous constatons un essor encourageant en ce moment, que le chômage est encore faible, que la croissance des salaires reste solide, que l’offre de logements est limitée et que la demande augmente rapidement, particulièrement au Canada qui connaît une forte immigration actuellement. Nous pourrions estimer de façon raisonnable que l’immobilier pourrait monter à partir de maintenant.
Pour notre part, nous penchons un peu plus vers le côté pessimiste des choses. Le côté plus pessimiste dirait qu’il s’agit peut-être d’un effet saisonnier, et que le printemps est souvent le moment où les marchés immobiliers rebondissent. Nous savons que l’accessibilité au logement demeure atroce. Or, il est très inhabituel pour les marchés immobiliers de s’épanouir lorsque l’accessibilité est aussi mauvaise qu’en ce moment. De la même façon, je peux dire que si nous regardons les données historiques, les dégringolades de l’immobilier durent en moyenne six ans, et non un an.
Il s’agirait là d’une correction extrêmement brève, si elle devait durer un an seulement. Nous pensons donc que le scénario pessimiste est de plus en plus probable, en particulier si nous entrons dans cette récession, avec bien sûr des dégâts en matière de chômage et de croissance des salaires. Il nous paraît de plus en plus probable que l’immobilier reprendra un rythme affaibli, probablement pas une chute libre comme l’année dernière, mais une sorte de malaise qui pourrait s’étendre sur plusieurs années, jusqu’à ce que les problèmes d’accessibilité soient résolus, ainsi que les problèmes économiques, reflétant le contexte de taux très élevés par rapport à la norme de la dernière décennie.
Je dirai qu’en conclusion, nous demeurons assez confiants dans notre prévision de récession, mais il est indéniable que le marché immobilier représente aujourd’hui l’une des plus grandes sources d’incertitude..
Dans quelle direction évoluent les perspectives économiques du Canada ?
Nous pensons toujours qu’une récession est plus probable qu’improbable pour le Canada. Mais je dois dire que nous sommes quelque peu rassurés au sujet du Canada depuis plusieurs mois. Ne vous méprenez pas, nous reconnaissons que le Canada est pénalisé par l’endettement élevé des ménages. Le Canada a un problème d’accessibilité à la propriété. Ce sont des obstacles et des défis plus grands pour le Canada que pour bon nombre de pays.
Le Canada n’est donc pas dans une situation purement positive. Il y a encore des risques et des défis, mais nous voyons un certain nombre de choses positives qui se sont produites et qui vont continuer. L’une d’entre elles est que le marché immobilier n’est plus en chute libre, et donc que le repli est moins conséquent qu’il ne l’était auparavant. Le dollar canadien est relativement bon marché, selon les normes de juste valeur, ce qui donne un avantage concurrentiel au Canada.
Le Canada bénéficie d’un avantage lié aux termes de l’échange. Cela signifie que le Canada exporte beaucoup de marchandises, et que les prix des marchandises sont assez élevés en ce moment. Cela génère des profits supplémentaires qui circulent dans l’économie canadienne, et permettent au Canada d’acheter des choses à moindre coût grâce à l’argent gagné à l’étranger. Je peux aussi dire que du point de vue de la population, le Canada a l’un des meilleurs profils d’immigration et de croissance démographique du monde développé.
SC’est aussi un grand avantage. La situation budgétaire du Canada n’est pas parfaite. Il y a encore des déficits, en général, mais ce sont des déficits assez modérés. Si vous regardez le monde en ce moment, beaucoup de pays ont des déficits très importants qui les obligeront à s’engager dans l’austérité budgétaire tôt ou tard. Le dernier facteur, c’est qu’aux États-Unis, tout du moins, nous venons de voir des tensions dans le secteur bancaire qui représentent un problème supplémentaire pour le pays, alors que les banques canadiennes semblent surmonter assez bien cette situation particulière.
Nous le répétons, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de récession. Nous sommes toujours dans l’anticipation d’une récession au Canada, comme dans beaucoup d’autres pays développés. Mais nous pensions auparavant que le Canada connaîtrait une récession encore pire, à cause de l’endettement des ménages, des vulnérabilités de l’immobilier et de la sensibilité aux taux. Nous pensons à présent que la récession pourrait ressembler un peu plus à celle des autres pays, en raison de ces avantages spécifiques au Canada.