Aimez-vous le sport ? Je ne suis en aucun cas une experte, mais il me semble que récemment, les pays émergents réussissent beaucoup mieux dans le sport que dans la résolution de leurs difficultés économiques. Bien qu’il soit formidable de voir l’Argentine et l’Afrique du Sud remporter la Coupe du monde de soccer et de rugby respectivement, je crains que les investisseurs n’attendent que les pays de marchés émergents aient plus de succès dans la sphère économique avant d’y affecter des capitaux. L’Inde semble cependant se démarquer à ce chapitre. Malgré sa récente défaite à la Coupe du monde de cricket, le pays a remarquablement bien réussi à faire face à l’incertitude économique et géopolitique qui plane sur le monde d’aujourd’hui. Nous sommes optimistes à l’égard des titres de créance de sociétés indiennes en monnaie forte et nous avons une position neutre à l’égard des titres de créance en monnaie locale, principalement en raison des valorisations.
La moitié de la croissance du PIB mondial au cours des deux dernières années est attribuable aux marchés émergents (« ME »). La Chine n’a pas du tout contribué à la progression, tandis que l’Inde a été le pays y ayant le plus participé, compte tenu d’une croissance du PIB de 16 %. Cinq pays, soit l’Inde, l’Indonésie, le Mexique, le Brésil et la Pologne, sont responsables de la moitié de la croissance totale du PIB des ME au cours de cette période. J’ai visité l’Inde il y a quelques semaines pour étudier les risques et les occasions que présente l’une des économies profitant de la plus forte croissance au monde.
Quel est le secret de la réussite de l’Inde ?
À la suite de ma récente visite du pays, je l’attribuerais à six raisons clés :
Il s’agit en premier lieu de facteurs démographiques. L’Inde est le pays le plus peuplé au monde, représentant un sixième de la population mondiale. Alors que le reste du monde connaît des pénuries de main-d’œuvre, l’Inde bénéficie d’un puissant avantage démographique. Étant donné que 70 % de ses habitants forment la population active et que ses charges salariales sont inférieures à la Chine, l’Inde a offert des solutions aux pays récemment confrontés à des pénuries de main-d’œuvre en augmentant sa production manufacturière pour alléger la chaîne logistique ou combler le manque de main-d’œuvre.
La deuxième raison est la région, c’est-à-dire sa proximité avec le Moyen-Orient. Le vol de Mumbai à Abu Dhabi est plus court que celui de Mumbai à Delhi, ce qui fait de l’Inde un marché attrayant à cibler aux yeux de ses voisins du Moyen-Orient. Cette caractéristique, ainsi que l’amélioration des relations avec des pays comme l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et Israël, pour n’en citer que quelques-uns, a fait de l’Inde une nouvelle puissance au Moyen-Orient.
Le troisième ingrédient de la réussite est le déclin de la Chine, qui est devenue le dividende géopolitique de l’Inde. L’Inde a bénéficié de l’intensification des tensions géopolitiques entre la Chine et l’Occident en offrant une destination d’investissement de rechange. La Chine passe d’une position plutôt structurelle à une position tactique pour les flux de portefeuille des investisseurs, et les investissements directs traversent la frontière, alors que les entreprises et les installations de fabrication sont relocalisées en Inde. Les marques internationales sont de plus en plus présentes, y compris dans le secteur du commerce de détail, comme en témoignent l’ouverture du premier magasin Apple à Mumbai cette année et la volonté d’en ouvrir d’autres. Sur le plan géopolitique, l’Inde a réussi à naviguer au milieu des conflits mondiaux et à préserver en grande partie sa neutralité ainsi qu’à maintenir une stabilité politique relative, l’élection présidentielle de la prochaine année étant considérée comme un non-événement.
L’accent mis par l’Inde sur les infrastructures constitue la quatrième raison. Les investissements que le pays y consacre se sont accrus très rapidement, le gouvernement ayant triplé les dépenses budgétaires annuelles dans le secteur des infrastructures au cours des quatre dernières années pour les porter à 3 % du PIB1,2. En effet, le nombre d’autoroutes a doublé au cours des dix dernières années, tandis que les réseaux ferroviaires et maritimes ont également bénéficié d’une hausse des investissements. Aujourd’hui, les investissements prévus de l’Inde dans les infrastructures demeurent au quatrième rang du classement mondial en pourcentage du PIB après la Chine, l’Indonésie et l’Australie. En comparaison, les États-Unis n’investissent que 1,5 % du PIB dans les infrastructures, ce qui représente un écart de 0,7 %. L’Inde profite également d’un avantage financier, puisque la totalité de son déficit budgétaire est financée au pays.
Les progrès réalisés par l’Inde dans le domaine de l’énergie renouvelable sont la cinquième raison. L’Inde possède la plus grande centrale solaire au monde (le parc solaire de Bhadla) et est en voie d’atteindre les objectifs de la COP273,4. Compte tenu d’une croissance annualisée de 8 à 9 % de la demande d’électricité, le gouvernement incite ses producteurs d’énergie renouvelable à adopter un nouveau modèle hybride, et à fournir de l’énergie tant éolienne que solaire pour assurer un approvisionnement ininterrompu en énergie. La capacité de l’Inde en combustibles non fossiles représente maintenant 43 % de la capacité totale du pays en électricité5. L’Inde est un bon exemple de pays qui a réussi à dissocier sa croissance économique des émissions de gaz à effet de serre, ces dernières ayant chuté de 33 % depuis 2009.
La dernière raison, mais non la moindre : le pays s’efforce d’améliorer la réglementation dans le secteur local de la gestion d’actifs et de faciliter l’accès des étrangers aux marchés financiers nationaux. Après avoir connu un certain nombre de crises par le passé – la dernière en date ayant frappé le secteur des institutions financières non bancaires à la suite de l’effondrement d’Infrastructure Leasing and Financial Services (IL&FS) en 2018 –, les organismes de réglementation indiens apprennent de leurs erreurs. Aujourd’hui, les 10 ou 15 principales institutions financières non bancaires sont traitées et régies presque comme des banques, tandis que les règles de transparence imposées aux gestionnaires d’actifs nationaux par l’organisme de réglementation, Securities and Exchange Board of India (SEBI), sont encore plus strictes qu’en Occident. Par exemple, j’ai été surprise d’apprendre que les gestionnaires d’actifs locaux ont l’obligation d’enregistrer chaque réunion qu’ils tiennent entre 9 h et 17 h. Fait plus encourageant, il existe également un groupe de travail qui cherche à établir un ensemble de règlements pour faciliter l’accès des étrangers au marché intérieur. Cette tâche devrait être accomplie avant l’incorporation de l’Inde à l’indice des obligations gouvernementales, laquelle est prévue pour l’année prochaine.
Avec tant de facteurs favorables, qu’est-ce qui empêcherait l’Inde d’attirer encore plus de capitaux ? L’un des défis à relever est la valorisation actuelle des actions. L’Inde est le deuxième marché boursier le plus cher au monde après les États-Unis. Malgré une légère augmentation du taux directeur dans le contexte mondial (la banque centrale a relevé le taux directeur de 2,5 % pour le porter à 6,5 %), les entreprises citent les hausses de taux parmi les principaux risques pesant sur leurs cibles de croissance. Les niveaux d’endettement sont raisonnables dans l’ensemble, comme en font foi les ratios dette publique/PIB et dette privée/PIB d’environ 80 % et de 50 % respectivement. Toutefois, dans certains secteurs comme l’énergie renouvelable, les niveaux d’endettement de certains émetteurs sont élevés, ce qui pourrait rendre difficile l’atteinte des cibles de croissance future. L’inflation structurelle pose également problème. La banque centrale dispose d’une politique souple de ciblage de l’inflation, la croissance étant une considération importante, compte tenu de l’accent mis sur la réduction du taux de pauvreté dans le pays. Bien que l’inflation, qui se situe actuellement à moins de 5 %, soit bien maîtrisée, la volonté de raffermir la politique monétaire pourrait être limitée si la tendance inflationniste devait changer. En 2022, les exportations de la Chine vers les États-Unis ont totalisé 536 milliards de dollars américains, comparativement à 85 milliards de dollars américains pour l’Inde. Si le déclin des importations de la Chine est de nature plutôt structurelle, l’inflation des biens pourrait subir de nouvelles pressions. Par exemple, puisque le gouvernement américain a bloqué plus de 1 000 envois de composantes d’appareils liés à l’énergie solaire venant de la Chine au début de l’année, la demande de panneaux solaires en provenance de l’Inde devrait continuer d’augmenter. Par conséquent, le coût des panneaux solaires a déjà augmenté de 40 % cette année, et d’autres augmentations sont fort probables. Si cette tendance est de nature plutôt structurelle, la pression sur l’ensemble des banques centrales mondiales pour maintenir des taux élevés pendant une période prolongée se fera sentir non seulement en Inde, mais aussi dans d’autres pays émergents. D’un point de vue ascendant, nous constatons également que certaines entreprises de grande envergure font face à des vents contraires en Inde, à savoir le conglomérat Adani, compte tenu de la survalorisation de son action, et le géant minier Vedanta, compte tenu de son surendettement. Cela dit, nous ne voyons pas de risque de contagion dans le secteur bancaire national ou dans celui de la gestion d’actifs, étant donné leur lien restreint avec les deux sociétés.
Bien que ces problèmes nécessitent un suivi, il est difficile d’imaginer un pays qui ait mieux réussi que l’Inde à relever les défis structurels et cycliques des dernières années et qui, par surcroît, se trouve en meilleure posture, malgré les pressions résultant de la COVID et de l’intensification des risques géopolitiques. Bien que le marché des titres à revenu fixe de l’Inde soit actuellement évalué équitablement, nous considérons que toute dislocation constituerait une occasion d’accroître le risque, compte tenu du contexte fondamental propice. En tant qu’investisseurs, nous aimerions aussi voir plus d’« éléphants dans la pièce » comme l’Inde, qui pourraient engendrer des occasions de placement futur.
Lorsque l’équipe de rugby sud-africaine a remporté la Coupe du monde cette année, elle a déclaré qu’il s’agissait d’une source d’inspiration pour le pays et que la victoire montrait à quoi le pays peut ressembler. Il est peut-être temps que les dirigeants des marchés émergents donnent également des raisons d’être optimistes à l’égard de leurs perspectives économiques et qu’ils offrent une vision de ce à quoi leurs économies pourraient ressembler à l’avenir.