Quel pourrait être l’impact du conflit entre la Russie et l’Ukraine sur l’économie à long terme ? L’économiste en chef Eric Lascelles présente ses perspectives sur la croissance économique mondiale et l’inflation, et nous livre son point de vue sur les répercussions du resserrement des banques centrales.
Durée : 10 minutes 40 secondes |
Transcription
Quelles sont les répercussions économiques du conflit entre la Russie et l’Ukraine, sur un horizon à long terme ?
Le conflit entre la Russie et l’Ukraine est un sujet primordial pour nous. De toute évidence, il y a beaucoup de souffrance humaine. Il est clair que le côté militaire de la situation est très grave, avec en plus des sanctions importantes contre la Russie et d’énormes dégâts matériels en Ukraine. La résolution du conflit, pour être honnête, reste floue pour le moment. Mais je peux faire quelques commentaires de nature économique sur les choses importantes à moyen et à long terme.
Et donc d’un point de vue économique à moyen terme, de lourds dommages économiques ont frappé l’Ukraine et la Russie en particulier. En Ukraine, ce sont les dégâts matériels. En Russie, ce sont les sanctions appliquées au pays. L’Europe subit également des dommages économiques considérables. Ces dommages sont largement liés aux prix des marchandises. Il y a aussi des dommages causés au reste du monde, également en raison de la hausse des prix des marchandises. C’est donc quelque chose qui a une incidence importante sur nos prévisions économiques, et nous avons dû en quelque sorte les revoir à la baisse en réponse à ces événements.
Je peux aussi dire que sur le très long terme, il y a un certain nombre d’évolutions importantes qui, selon moi, émergeront de cette guerre. Et donc la première observation qui saute aux yeux est que la Guerre froide est de retour entre la Russie et l’Occident, et cela implique probablement plus de dépenses militaires.
Nous avons vu l’Allemagne, en particulier, s’engager dans ce domaine, et avons observé une augmentation des déficits budgétaires en vue de financer ces dépenses militaires et de soutenir les économies face à la hausse des prix des marchandises au besoin. La Guerre froide et les conflits de ce type engendrent généralement la formation de blocs de pays, et affaiblissent le rôle des instances internationales. Et tout cela est plutôt mauvais pour le commerce international, et pas génial pour la croissance mondiale. Nous pensons donc que les perspectives économiques à long terme s’en trouvent quelque peu assombries, parallèlement aux incidences très lourdes à court terme.
Quelles sont les répercussions de la récente hausse record des prix du pétrole ?
Eric Lascelles :Les prix du pétrole sont extraordinairement élevés, notamment en raison de l’incertitude des marchés qui se demandent dans quelle mesure les sanctions perturberont la volumineuse production d’énergie russe, ou si la Russie décidera de suspendre toute fourniture d’énergie au risque de provoquer une pénurie. En ce moment, nous assistons donc à une bousculade pour trouver d’autres sources d’énergie.
Et à court terme, le pétrole de schiste américain représente une solution de secours, du moins en partie. Par ailleurs, les pays de l’OPEP pourraient avoir un peu de marge de manœuvre pour aider. En particulier, l’Iran et le Venezuela sont considérés comme des pays qui pourraient produire davantage. Dans un contexte énergétique plus large, nous constatons aussi la recherche d’autres sources d’électricité. En Allemagne, par exemple, l’utilisation des centrales au charbon va sans doute augmenter. Et donc la bousculade à court terme a pour unique objectif de trouver plus d’énergie d’un certain type, et jusqu’à présent cela n’a pas été suffisant pour faire baisser les prix de l’énergie.
Je pense qu’à long terme, ces événements pourraient déboucher sur une plus grande production d’énergie verte. L’Europe a clairement fait savoir qu’elle souhaitait acquérir une certaine indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, et peut-être, de manière générale, estime-t-elle que les technologies vertes sont la solution. Et donc nous verrons plus d’investissement et d’expansion dans ce domaine, à mon avis.
Il n’y a rien de tel que la montée des prix de l’énergie pour encourager les économies d’énergie, le développement de technologies vertes plus efficaces, et l’investissement dans une plus grande capacité de production verte en général. Je pense donc que la hausse des prix de l’énergie aura cette répercussion sur le long terme.
Et je dois reconnaître que les prix élevés de l’énergie sont une mauvaise chose pour la croissance économique, tout comme les pénuries d’autres marchandises primordiales telles que le blé et les céréales, la potasse et l’aluminium, et un certain nombre d’autres marchandises plus spécifiques et néanmoins essentielles à l’économie mondiale.
Et il y a donc des dommages qui en découlent, en particulier pour l’Europe, qui dépend le plus des exportations russes. Mais, dans une certaine mesure, à l’échelle mondiale, le Canada pourrait être un peu moins affecté, dans la mesure où ce pays produit une grande partie des marchandises qui manquent ailleurs dans le monde.
Quelles sont vos perspectives en matière d’inflation ?
L’inflation est déjà à un sommet jamais vu en 40 ans. Elle se situe dans une fourchette de 6 % à 8 %, selon le pays concerné, et ce niveau extrêmement élevé est à la fois désagréable et indésirable.
Si vous le permettez, je commencerai par dire que selon moi, cette situation ne va pas durer éternellement. À long terme, nous continuons de penser que l’inflation se normalisera complètement et reviendra à son niveau beaucoup plus habituel de 2 % environ. La première raison à cela est d’ordre démographique : en général, lorsque les pays vieillissent, ils subissent une déflation plutôt qu’une inflation. Nous pensons donc que cela aidera à rétablir l’inflation à des niveaux plus habituels. Mais ce n’est là qu’une vision à long terme.
Je dois dire aussi qu’à notre avis, l’inflation de cette fois-ci, cette poussée d’inflation, ne ressemblera pas obligatoirement à celle des années 1970 où elle avait duré presque une décennie. Et il y a des différences importantes par rapport aux années 1970. L’une de ces différences est que les populations étaient jeunes et dynamiques à l’époque, et qu’elles le sont un peu moins maintenant. Or, cela aide à contenir l’inflation.
De plus, au début des années 1970, l’abandon de l’étalon-or avait fait sombrer l’inflation dans le chaos. Il y avait aussi des taux de syndicalisation plus élevés, et de ce fait l’inflation avait pu être intégrée dans les salaires et ce genre de choses. Et il y a eu plusieurs grands chocs d’offre négatifs dans les années 1970.
Et je reconnais qu’en ce moment, il y a au moins un grand choc d’offre négatif, à savoir la disparition d’une partie des exportations russes. Cependant, nous pensons toujours que la forte inflation observée aujourd’hui résulte en grande partie d’un choc de demande positif : tout simplement, les gens achètent plus de choses que d’habitude. Et nous pouvons nous attendre à un repli de cette demande, peut-être au cours de l’année.
Par conséquent, la situation actuelle d’une inflation très élevée devient probablement un peu plus tendue, au lieu de s’apaiser, car ces hausses des prix des marchandises sont douloureuses, mais nous pensons que l’inflation deviendra un peu moins effrénée par la suite, et nous espérons que certains aspects des chaînes logistiques s’amélioreront.
Nous avons des banques centrales qui commencent à relever les taux, ce qui calme un peu les choses. Je pense que la hausse des prix des marchandises va seulement jeter une ombre sur tout cela au cours des prochains mois. Mais nous pensons que l’inflation sera moins élevée dans un an.
Quel est le risque de récession pour l’année à venir ?
Le risque de récession s’est nettement accru au cours des derniers mois et je dois dire que nous avions l’intuition, même à l’entrée de 2022, qu’il s’agirait, disons, d’une année compliquée, dans la mesure où c’était l’année où les banques centrales commenceraient à relever leurs taux, c’était l’année où certains soutiens budgétaires seraient retirés, c’était l’année où la croissance frénétique allait s’essouffler, pour de bonnes raisons, car l’économie reviendrait à la normale, mais enfin, un peu moins d’effervescence était attendue ; et aussi, les risques géopolitiques paraissaient élevés.
Donc cette intuition s’est vérifiée au-delà de ce que l’on pouvait imaginer il y a quelques mois. Sans aucun doute, cette guerre en Ukraine freine encore plus les perspectives de croissance économique, tout en ajoutant aux perspectives d’inflation. Elle ajoute, d’ailleurs, au climat d’incertitude en général.
Permettez-moi donc de dire que lorsque nous examinons les modèles économétriques relatifs aux risques de récession, ils sont encore assez modestes. La plupart de ces modèles affirment encore que le risque ne dépasse pas 10 % pour l’année à venir.
Nous disions, même au début de l’année, nous pensions que ce risque était un peu plus élevé, et je dirais qu’avec cette réalité d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine, il a un peu remonté. Je dirais donc que le risque d’une récession au cours de la prochaine année est de plus de 25 %, mais encore bien inférieur à 50 %. Pour être clair, ce n’est pas du tout notre scénario de base.
Et pour placer les choses dans une autre perspective, je peux dire que d’après notre analyse du cycle économique, nous nous trouvons à un moment de milieu de cycle. Et donc pour développer ce thème, cela signifie que le cycle a progressé à une vitesse inhabituelle au cours des dernières années. Ce n’est plus un début de cycle. Il se pourrait qu’il ne reste que quelques années d’expansion si le cycle maintient ce rythme plutôt rapide, mais cela implique que la croissance est plus probable qu’improbable en 2022.
Nous pensons donc que l’expansion se poursuivra. La reprise peut se poursuivre de manière plus contenue. Mais le risque de récession est plus élevé que d’habitude, peut-être même au-dessus de 25 %.
Comment la position ferme des banques centrales peut-elle influer sur la croissance économique ou tempérer l’inflation ?
2022 est clairement l’année du resserrement des banques centrales. Nous n’avions pas vu cela depuis de nombreuses années. Tout est sur le point de commencer. Et, bien sûr, la motivation derrière cela est que l’inflation est suffisamment haute pour justifier un resserrement des banques centrales. De plus, les économies ont suffisamment avancé sur la voie de la normalisation, et il semble que les taux d’intérêt à court terme ne sont pas seulement en train d’augmenter, mais qu’ils continueront à monter.
Et la Banque du Canada a déjà agi pour ces mêmes raisons : en réponse à une inflation élevée, dans une économie qu’elle juge à présent proche de son plein potentiel. La Réserve fédérale des États-Unis prend également cette voie. En fait, dans le monde, bon nombre de banques centrales sont dans une position similaire, et commencent à relever leur taux par rapport aux très faibles niveaux induits par la pandémie. Et cela est vrai aussi bien dans les pays développés que dans les marchés émergents. En fait, seule la Chine fait figure d’exception en ce moment. Mais beaucoup de banques centrales augmentent les taux.
Je dirais que les risques sont sans doute élevés. Ce cycle de resserrement, en ce qui concerne la croissance, simplement dans le sens où les banques centrales s’embrouillent un peu. Elles se rendent compte après coup qu’elles auraient dû commencer un peu plus tôt, compte tenu de l’ampleur et de la persistance de l’inflation. Alors il y a un sentiment d’urgence.
Elles réagissent davantage à l’inflation élevée qu’à la croissance élevée, et ce n’est pas la meilleure raison d’augmenter les taux. Elles ont indiqué que celles d’entre elles qui ont imprimé de l’argent et acheté des obligations s’apprêtent à vendre ces obligations en même temps qu’elles relèveront les taux. Elles font donc beaucoup de choses à la fois.
Donc les risques sont plus élevés que d’habitude sur ce front, à mon avis. Mais je dois souligner que lorsque vous examinez ces choses dans le cadre d’un modèle économique approprié, quatre hausses de taux en 2022, admettons, devraient soustraire environ 0,5 point de pourcentage à la croissance économique. Et donc c’est significatif, mais en même temps, ce n’est pas le genre de chose qui à elle seule provoquerait une récession.
À la suite de ce resserrement, l’inflation devrait se trouver un peu moins élevée, bien que les principaux facteurs influant sur l’inflation se situent plutôt dans les chaînes logistiques et les sanctions. Ne nous attendons pas à des miracles de ce côté.
Et bien sûr, les taux d’intérêt plus élevés peuvent ralentir le marché du logement, dans une certaine mesure, mais gardons à l’esprit que nous sommes dans un contexte de taux d’intérêt structurellement bas. Il y a une limite à ce que peuvent faire les banques centrales à partir de maintenant, et donc une limite au ralentissement que l’économie pourrait subir en raison de la hausse des taux d’intérêt.
Découvrez d’autres perspectives dans la nouvelle édition trimestrielle de Regard sur les placements mondiaux.