Eric Lascelles, économiste en chef, analyse les répercussions potentielles de l’inflation élevée, la hausse des taux d’intérêt, la guerre actuelle en Ukraine et d’autres difficultés sur les marchés et la croissance économique mondiale.
Durée : 10 minutes 22 secondes |
Transcription
Quel est le risque de récession pour l’année à venir ?
Le risque de récession est plutôt élevé en ce moment et le sera pour les deux ou trois prochaines années. Il y a longtemps qu’il n’avait pas été aussi important, sauf quand la pandémie était à son plus fort. Et c’est parce que plusieurs obstacles menacent l’économie tous en même temps.
L’un de ces obstacles est bien sûr l’inflation très élevée, qui appauvrit les gens et les amène à moins dépenser. Les banques centrales répliquent avec des mesures très énergiques. Or, les hausses de taux freineront la croissance, et on les associe à un risque de récession important dans les années à venir.
Il y a aussi le choc des marchandises causé par le conflit entre la Russie et l’Ukraine, le ralentissement en Chine et la détérioration des conditions financières. Et ces conditions financières se reflètent dans l’élargissement des écarts, la hausse des taux et le recul des marchés boursiers, ce qui nuit à la confiance des consommateurs.
Alors, pour plusieurs raisons, le risque de récession est assez élevé à l’heure actuelle. Nos prévisions de croissance en tiennent compte et sont inférieures à celles de la majorité des observateurs. Nous nous attendons à une décélération économique plutôt marquée en 2023. Tout cela nous donne à penser que le risque de récession est plus important que ce à quoi s’attend le marché.
Néanmoins, il se peut que la croissance se poursuive. Il faudrait avoir un peu de chance côté inflation, et en Chine aussi. Il faudrait que les problèmes de chaînes logistiques se résorbent un peu plus vite. Il faudrait que les entreprises continuent de dépenser en immobilisations et d’engager des gens avec le même enthousiasme. Et il faudrait que les consommateurs n’arrêtent pas de dépenser (et c’est le cas).
Bref, on a besoin de chance pour éviter un sort défavorable, mais c’est un scénario tout à fait possible dont il faut tenir compte. Cependant, il importe aussi d’envisager des scénarios de récession lorsqu’on tente de faire des projections économiques pour les quelques années à venir.
Les marchés sont bien sûr au courant que le risque de récession est élevé. En fait, c’est l’une des premières raisons pour lesquelles les actifs à risque ont nettement reculé depuis la fin de 2021.
L’assouplissement des restrictions en Chine fera-t-il rebondir la croissance économique ?
La politique de tolérance zéro de la Chine au sujet de la COVID-19 est plutôt unique : des villes entières ont été confinées pendant des semaines, même quand seule une poignée de cas avaient été détectés. C’est le cas de Shenzhen, dont on a beaucoup parlé. Et plus récemment, de Shanghai.
Ces confinements ont causé du tort à l’économie chinoise. Ils ont limité la production des usines, les exportations, la consommation, etc. On observe donc beaucoup de faiblesse économique en Chine en ce moment. Les ventes au détail et la demande d’automobiles sont en baisse par rapport à l’an dernier, ce qui est presque sans précédent pour le pays. La production industrielle est assez anémique, elle aussi. Le portrait est tout sauf habituel.
Le déconfinement de Shanghai pourrait entraîner un certain rebond. Toutefois, à l’heure actuelle, nous ne nous attendons pas à une énorme reprise économique. D’une part, la Chine pourrait confiner d’autres villes à cause de la pandémie. On ne semble pas sur le point de mettre fin à la politique de tolérance zéro. Et même si aucun autre confinement n’est imposé en fin de compte, le risque demeure palpable dans le comportement des gens. Ils ne veulent pas se retrouver pris au piège au bureau, dans un centre commercial ou ailleurs loin de chez eux en cas de confinement immédiat.
Ce ne sont pas les seuls défis économiques de la Chine. Le marché du logement continue de s’affaiblir, selon nous. C’est un pays très sensible à l’économie mondiale. Donc, si la croissance mondiale ralentit, ce n’est pas une bonne nouvelle pour la Chine. Si le monde commence à acheter moins de produits pour privilégier les services, alors les exportations de biens chinoises vont diminuer. De plus, le pays est en train de s’attaquer au secteur de la technologie. Et n’oublions pas ses problèmes démographiques.
D’après nos prévisions, la Chine connaîtra une croissance inférieure à 4,5 % cette année et à 5 % en 2023, ce qui est peu par rapport à ses propres normes. En effet, c’est un taux assez bon pour la plupart des pays, mais pas pour la Chine, qui a l’habitude de faire mieux et de contribuer davantage à la croissance mondiale.
Quel effet aura la guerre en Ukraine sur la croissance économique mondiale ?
La guerre en Ukraine devrait se poursuivre pendant encore un certain temps. Il est peu probable qu’elle cesse complètement en 2022. Cela dit, d’un point de vue économique, ce n’est pas tant la fin de la guerre que la fin des sanctions qui importe, à savoir quand elles pourraient être levées et si elles sont susceptibles de durer encore plus longtemps que la guerre. Dans le passé, de telles sanctions ont duré de nombreuses années. En fait, les sanctions se sont intensifiées récemment : l’Union européenne a restreint les importations de pétrole russe, et la Russie a cessé d’exporter du gaz naturel vers certains pays européens.
Ces dommages économiques vont probablement persister. Ils résultent principalement des prix des marchandises, et de nombreuses marchandises mondiales se font rares à l’heure actuelle. La Russie, et dans une moindre mesure, le Bélarus et l’Ukraine, sont de gros exportateurs de pétrole, de gaz, de blé, de potasse, de certains métaux, etc. Il y a donc des chocs des marchandises négatifs dans toutes ces sphères, comme on le dit en jargon économique.
Si on fait le calcul, la croissance mondiale pourrait être retranchée de 0,5 à 1,0 point de pourcentage d’ici un an environ, selon nous. C’est énorme comme incidence.
Les dommages seraient jusqu’à trois fois plus grands en Europe, compte tenu de sa proximité et de sa relation énergétique avec la Russie. Ils seraient un peu moins importants aux États-Unis et encore moins au Canada, qui est un pays assez riche pour ce qui est de ces ressources.
Dans des circonstances ordinaires, un choc de ce genre pourrait suffire à provoquer une récession mondiale, ou presque. Il serait au moins suffisant pour provoquer une récession en Europe. Ces risques sont assurément élevés, et d’autres forces se dirigent aussi dans cette direction, mais l’Europe devait croître d’environ 4 % en 2022 de toute façon, avant que tout cela arrive. C’est pourquoi je ne dirais pas que ce choc entraînera une récession à lui seul, mais que c’est l’un des facteurs qui font que le risque de récession est élevé, surtout en Europe.
Prenons un instant pour réfléchir aux répercussions à long terme de tout cela. Le monde est en train de se diviser en plusieurs clans, en particulier par rapport à la Russie. C’était le cas même avant : la Chine est devenue une puissance mondiale, et des frictions avec l’Occident avaient déjà émergé sur ce plan. Il pourrait donc y avoir une hausse des dépenses militaires (donc, une baisse des dépenses dans les autres programmes), et peut-être un fléchissement de la mondialisation, ce qui serait défavorable pour l’économie mondiale à long terme. Il y aura donc un certain ralentissement, une certaine friction à long terme.
Selon vous, les tensions inflationnistes vont-elles diminuer à court terme ?
L’inflation est extraordinairement élevée à l’heure actuelle ; du jamais vu depuis plusieurs décennies. Il est donc important qu’elle diminue. Heureusement, nous pensons qu’elle va bientôt culminer. C’est ce que laissent croire plusieurs forces.
Les chaînes logistiques, par exemple, commencent à se rétablir un peu. C’est une bonne chose, car les problèmes de chaînes logistiques ont contribué à alimenter l’inflation davantage que ce que plusieurs personnes reconnaissent.
Les prix des marchandises sont toujours élevés et pourraient même continuer de monter, mais n’oublions pas qu’il faudrait qu’ils explosent d’ici un an pour garder l’inflation à un niveau aussi important. C’est une situation qui semble assez peu probable.
On voit que certains des premiers facteurs de l’inflation commencent à redescendre. Par exemple, les prix des voitures ont enfin commencé à baisser après avoir connu une forte tendance à la hausse. De plus, les coûts du logement devraient diminuer quelque peu tandis que les taux d’intérêt augmentent.
Les attentes concernant l’inflation sont en effet un peu moins élevées. De même, les consommateurs sont de plus en plus sensibles aux prix. Ce n’est peut-être pas très bon pour l’économie, mais ce l’est assez pour limiter les hausses de prix que les entreprises continuent à effectuer.
Bien entendu, l’économie montre elle aussi des signes d’affaiblissement, ce qui aidera à faire baisser l’inflation.
Nous pensons qu’elle va effectivement diminuer, quoique graduellement. Il ne faut cependant pas ignorer cette deuxième ronde de tensions qui est bel et bien présente et qui empêchera l’inflation de se normaliser rapidement, selon nous.
Le marché de l’emploi est lui-même très tendu ; des pressions salariales se font sentir. L’inflation est tellement généralisée que le taux est élevé pour une foule de produits différents. C’est une situation qui prend plus de temps à régler. Il est plus difficile de faire rentrer le génie dans sa lampe.
Alors, nous pensons que l’inflation culminera bientôt, mais mettra un certain temps à retourner véritablement à la normale. En fait, nous ne sommes pas convaincus qu’à long terme, le taux d’inflation redeviendra aussi bas qu’il l’était avant la pandémie. Nous pensons que d’autres forces pourraient le maintenir légèrement au-dessus de 2 %.
Quelle sera l’incidence de la hausse des taux sur le marché du logement au Canada ?
Les taux d’intérêt montent à une vitesse inhabituelle en ce moment, ce que l’on doit surtout aux interventions des banques centrales. En Amérique du Nord, les banques centrales relèvent les taux environ quatre fois plus vite, par des échelons deux fois plus gros, et deux fois plus souvent que d’habitude. Ce cycle de resserrement est donc plutôt inusité.
Qui plus est, les taux d’intérêt devraient s’élever au-dessus du niveau que l’on juge habituellement « neutre ». Ils devraient même atteindre des niveaux qui n’ont pas été vus depuis une dizaine d’années. C’est une question au cœur de l’économie actuellement.
Ces mesures devraient aider l’inflation à se calmer, d’où leur raison d’être. C’est donc une bonne chose. Elles devraient ralentir l’économie, ce qui est bien entendu peu souhaitable, mais peut-être inévitable, vu l’effet que produisent habituellement les hausses de taux d’intérêt. Et, bien sûr, les secteurs sensibles aux taux d’intérêt, comme le logement, devraient ralentir.
Le secteur du logement est effectivement menacé par plusieurs freins importants en ce moment. La hausse des taux rend les prêts hypothécaires plus difficiles d’accès. Leur accessibilité était déjà en train de se détériorer en raison de l’augmentation des prix des logements marquée qu’on a pu observer dans plusieurs marchés du monde ces dernières années. Et si l’économie s’affaiblit, les marchés du logement devraient se replier dans la plupart des pays développés.
Le Canada pourrait être plus touché que la plupart des autres marchés, car l’accessibilité y est bien pire. C’est là qu’on se dirigeait depuis une vingtaine d’années. La dette des ménages est plus élevée au Canada que dans plusieurs autres marchés. De plus, certains changements réglementaires pourraient faire diminuer la demande et augmenter l’offre, ce qui nuirait aux prix des logements.
Oui, l’immigration va bon train au Canada, et c’est un facteur favorable. Mais globalement, nous prévoyons une réduction de la demande de logements et un déclin modéré des prix. Selon nous, il est plus probable qu’improbable que les prix des logements baissent, sans que ce soit d’une ampleur comparable à la crise financière mondiale. À notre avis, il y a peu de parallèles à faire avec l’expérience vécue par les États-Unis à la fin des années 2000. Le ralentissement du marché du logement pèserait assurément sur la croissance des secteurs habituels, mais peut-être pas au point d’entraîner des écueils financiers plus larges.