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Par  Eric Lascelles 1 mars 2022

Contenu de cet article :

Exceptionnellement, le numéro du #MacroMémo de cette semaine portera sur un seul sujet : le conflit entre la Russie et l’Ukraine et ses conséquences économiques, qui s’annoncent considérables.

Par ailleurs, les chiffres de la COVID-19 s’améliorent dans l’ensemble, le nouveau sous-variant BA.2 n’ayant pas encore provoqué une nouvelle vague importante. Les données économiques en temps réel récentes indiquent une reprise marquée de l’activité à mesure que les restrictions sanitaires sont levées. Au Canada, les manifestations antigouvernementales sont essentiellement terminées, et elles ont somme toute causé relativement peu de dommages à l’économie. La stabilité de la monnaie et des obligations d’État du Canada donnent à croire que la réputation du pays n’a pas été particulièrement entachée.

Préambule Russie-Ukraine

J’avais auparavant indiqué que la probabilité d’une invasion russe en Ukraine, bien qu’appréciable et potentiellement supérieure à 50 %, était tout de même inférieure à ce qui avait été pris en compte par le marché. Elle s’est avérée non seulement plus élevée, mais s’est aussi concrétisée.

Je croyais que le président russe Vladimir Poutine parviendrait à ses fins sans recourir à une intervention militaire. Sa popularité pourrait s’accroître dans son pays alors qu’il y proférait des menaces. Il pourrait semer davantage la discorde au sein de l’OTAN et dissuader d’autres états frontaliers d’adhérer à l’OTAN. Il pourrait peut-être même exercer sur l’Ukraine des pressions non militaires suffisantes pour forcer un changement de régime.

En outre, une guerre n’était certainement pas dans l’intérêt supérieur de la Russie. Elle serait coûteuse. Elle ne garantirait pas que le pays l’emporterait sur l’Ukraine. Elle lui vaudrait pendant de nombreuses années les représailles du reste du monde, que ce soit sous forme de sanctions importantes ou d’un rejet à long terme des sources d’énergie russes.

Il a tout de même opté pour la guerre. Prenons un moment pour en examiner les développements et les implications.

Évolution de la situation militaire

Le conflit s’est rapidement envenimé au cours de la dernière semaine. Au départ, la Russie s’est contentée de reconnaître officiellement les provinces ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk en tant que nouveaux États indépendants. Cette situation n’était pas souhaitable, mais ne changeait pas la situation sur le terrain. Ces régions étaient en partie sous le contrôle des séparatistes depuis la dernière incursion de la Russie en Ukraine en 2014.

La Russie a ensuite officiellement déployé des troupes pour faire valoir ces revendications d’indépendance. Cette fois encore, il ne s’agissait pas nécessairement d’un changement radical par rapport au statu quo, dans la mesure où la Russie avait apporté un soutien militaire considérable aux territoires sécessionnistes par le passé. De fait, selon une évaluation prudente, 13 000 personnes ont perdu la vie au cours du conflit qui a couvé entre 2014 et 2019.

Cependant, la Russie a ensuite clarifié sa position en déclarant qu’elle défendrait la souveraineté de l’ensemble des deux provinces, et pas seulement des 30 % contrôlés par les rebelles prorusses. Il s’agissait là de la première indication que la Russie avait l’intention de revendiquer un territoire activement détenu par l’Ukraine. Il est alors devenu clair que d’importantes effusions de sang étaient à prévoir.

Soit dit en passant, plus de 90 % du peuple ukrainien a voté en faveur de son indépendance à l’égard de la Russie en 1991, lors de l’effondrement de l’Union soviétique. Le soutien des provinces orientales à cet égard a été comparable, et même la Crimée a choisi de se joindre à l’Ukraine (quoique dans un pourcentage moins élevé, à 54 %).

Plus récemment, l’armée russe a envahi le pays depuis le nord, l’est et le sud simultanément, ce qui prouve que la Russie cible le pays tout entier plutôt que le territoire contesté seulement. On ne peut pas dire qu’il s’agit du pire scénario, puisqu’il en existe plusieurs autres qui entraîneraient des pertes de vie beaucoup plus importantes ou même l’utilisation d’armes nucléaires. Il n’en est pas moins très sombre.

Au moment de la rédaction de cet article, la Russie avait progressé de manière appréciable, mais faisait face à une opposition plus déterminée que prévu. Elle n’avait pas réussi à faire main basse sur un aéroport clé près de la capitale, et l’opposition ukrainienne était féroce, en particulier dans les milieux urbains. Il est vrai que l’armée ukrainienne est plus petite et moins bien financée que l’armée russe, mais il est généralement plus facile de se défendre que d’attaquer. Par ailleurs, la population de l’Ukraine est très motivée et bien armée, les alliés du pays lui fournissent des armes et son armée cumule huit années d’expérience dans la lutte contre les rebelles appuyés par la Russie. Inversement, on peut supposer que les soldats russes n’ont pas particulièrement envie d’envahir un voisin qui était jusque-là leur allié.

L’armée russe s’est, jusqu’ici, emparée de plusieurs petites villes ukrainiennes, mais ses avancées ont été lentes dans les plus grandes villes du pays, dont la capitale Kyiv. Selon certains rapports récents, la Biélorussie, un allié de la Russie, s’apprêterait à envoyer ses propres troupes au combat contre l’Ukraine. On ne sait pas trop si cela doit être considéré comme une nouvelle positive pour la Russie – son offensive prend de l’ampleur – ou comme une nouvelle négative qui signifierait qu’elle ne peut pas vaincre l’Ukraine sans aide.

Fait à noter, les cyberattaques n’ont pas été aussi intenses que prévu. De plus, les drones n’ont pas joué un rôle aussi important qu’on aurait pu s’y attendre dans une guerre du 21e siècle. Cette guerre se déroule plutôt essentiellement selon les principes du 20e siècle.

Imposition de sanctions

Les pays de l’OTAN ont réagi à l’attaque de la Russie en fournissant à l’Ukraine des armes (et, vraisemblablement, des renseignements).

Cela dit, ils sont surtout intervenus en adoptant des sanctions économiques croissantes de grande portée. Ainsi :

  • L’Occident a mis fin aux exportations technologiques clés à la Russie, ce qui freinera le développement industriel du pays.
  • Les interactions entre les institutions financières russes et leurs contreparties occidentales ont été soit bloquées, soit fortement restreintes. Cette mesure a été renforcée par de nouvelles restrictions à l’égard de l’accès au système mondial de paiements SWIFT.
  • Les grandes sociétés d’État ne peuvent plus lever de fonds dans une grande partie de l’Occident.
  • Il ne sera pas possible pour les habitants de plusieurs pays occidentaux d’acheter des obligations d’État russes émises après le 1er
  • La banque centrale russe ne peut pas avoir accès à ses réserves de change ni effectuer de transactions internationales.
  • Les avoirs occidentaux des élites russes ont été gelés.
  • Les avions russes n’ont plus le droit d’atterrir dans de nombreux aéroports occidentaux.

Pour sa part, la Russie a imposé des contrôles sur les capitaux dans le but de juguler les fuites de capitaux. Cela réduit la possibilité de retirer des fonds à court terme, mais aura certainement pour effet de refroidir les ardeurs de quiconque songerait à investir en Russie dans l’avenir.

Une partie de ces dommages sera compensée par une activité économique et financière accrue dans d’autres directions, notamment entre la Russie et la Chine, ce qui n’accordera toutefois qu’un léger répit au pays.

Évolutions à venir

Quelle direction prend le conflit à présent ?

Les récentes négociations à la frontière avec la Biélorussie ne semblent pas vraiment avoir fait avancer les choses. La Russie exige la reconnaissance par les Occidentaux de son annexion de la Crimée et la démilitarisation de l’Ukraine, tandis que l’Ukraine réclame un cessez-le-feu immédiat et le retrait des forces russes. La Russie n’a envoyé que des négociateurs de second rang, mais compte tenu de ses tromperies à répétition au cours des dernières semaines, tout accord paraîtrait suspect. Une autre ronde de négociations est prévue.

Bien que les forces russes progressent lentement, il semble probable qu’elles finissent par prendre le contrôle des villes ukrainiennes. Toutefois, cette issue reste incertaine au vu de l’afflux croissant d’équipements militaires en provenance des alliés de l’Ukraine. Récemment, l’Europe s’est engagée à livrer plus d’avions de chasse à l’Ukraine.

Aussi, il pourrait s’avérer plus compliqué pour la Russie de garder le contrôle de ces villes après s’en être emparées. Le risque de guérilla est grand, surtout avec une force d’occupation de quelque 100 000 soldats contre 44 millions d’Ukrainiens. Cette étape du conflit pourrait s’installer dans la durée et poser des difficultés à la Russie.

Quels objectifs poursuit la Russie ? Elle chercherait sans doute à démilitariser l’Ukraine, à nommer un gouvernement qui lui est favorable et à officialiser son contrôle sur les régions de Donetsk et de Louhansk (ou, techniquement, leur indépendance). Il n’est pas certain que ce scénario soit réalisable – en effet, il semble peu probable que la population ukrainienne puisse longtemps tolérer une direction prorusse après le départ des troupes russes. Les exigences concernant le non-élargissement de l’OTAN et le retrait des armes loin des frontières russes n’ont que peu de chance d’aboutir.

De ce fait, il est probable que les forces russes resteront longtemps en Ukraine.

L’intention de la Russie n’est vraisemblablement pas de s’emparer de toute l’Ukraine. Pour soutenir cette idée, nous pouvons rappeler qu’après avoir envahi la Géorgie en 2008, la Russie s’est contentée de reconnaître l’indépendance de deux provinces géorgiennes au lieu de les annexer. Elle a agi de la même manière avec les deux provinces de l’est de l’Ukraine (contrairement au cas de la Crimée, qui tient une place particulière dans le cœur des Russes).

Les risques

Ce point de vue comporte plusieurs risques.

La déclaration de Poutine selon laquelle l’Ukraine n’est pas un vrai pays, conjuguée à sa volonté affichée de reconstituer le territoire de l’ex-URSS, laisse entendre que celui-ci pourrait bien vouloir s’emparer de toute l’Ukraine et peut-être même de la Biélorussie, des pays baltes, de la Pologne, de la Finlande et de la petite Transnistrie (une région séparatiste de la Moldavie). Il est peu probable qu’un tel scénario se produise – d’autant plus que beaucoup de ces pays bénéficient du soutien de l’OTAN et que l’Ukraine fait apparemment preuve d’une résistance plus farouche que prévu – mais il ne peut être complètement écarté.

Un autre risque est que la Russie, ayant subi des pertes humaines en raison de la formidable défense qu’a opposée l’Ukraine et plus qu’irritée par les sanctions économiques, adopte une stratégie encore plus agressive.

Cela pourrait impliquer l’emploi par la Russie de tactiques militaires plus avancées, peut-être davantage basées sur des technologies du 21e siècle. Dans le pire des scénarios, la Russie pourrait même avoir recours à l’arme nucléaire. Bien que ce dernier scénario semble extrêmement improbable, voire contre-productif pour un pays qui se retrouverait exposé directement aux retombées radioactives à cause des vents dominants, Poutine a récemment placé la Russie en état d’alerte nucléaire de haut niveau.

Il existe aussi des scénarios impliquant des rejets d’émissions radioactives dans un contexte différent. En effet, la Russie a pris le contrôle de la centrale nucléaire de Tchernobyl, lieu du pire accident nucléaire au monde et qui se trouve toujours dans une situation précaire. En outre, elle a bombardé deux sites d’élimination de déchets radioactifs en Ukraine.

La Russie pourrait au contraire devenir plus agressive sur le plan économique. Parallèlement aux contrôles de capitaux qu’elle impose déjà, elle pourrait choisir de retenir certaines de ses exportations de marchandises clés. Il s’agit du plus grand risque d’un point de vue économique.

Un autre risque ne concerne pas tant le prochain comportement de la Russie, mais le tour des choses pour les institutions financières. La rupture des liens entre les institutions financières à la suite des sanctions peut devenir problématique. Par exemple, les banques italiennes et françaises détiennent chacune environ 25 milliards de dollars d’obligations d’État russes. Un défaut éventuel de la Russie sur ses titres de créance – S&P a récemment abaissé la dette souveraine du pays au statut des titres à haut risque – aurait des effets domino.

Répercussions sur le marché

Le marché financier russe a naturellement été très touché. La devise du pays s’est dépréciée d’environ 50 % depuis octobre. Son marché boursier a fléchi de plus de 40 %, avant même d’avoir intégré les nouvelles pertes probables cette semaine. Des sanctions additionnelles ont été appliquées durant la fin de semaine, mais les marchés sont restés fermés lundi au moment de la rédaction du présent article. La situation des entreprises russes s’est beaucoup dégradée sur plusieurs fronts : elles perdent l’accès aux marchés étrangers et aux intrants clés et ne peuvent plus se financer facilement.

Les sociétés occidentales subiront également des pertes, car elles sont privées d’un accès facile au marché russe. Certaines sociétés doivent mettre fin à leurs investissements ou partenariats russes.

Les prix des marchandises ont naturellement augmenté, étant donné que la Russie est un producteur et un exportateur de marchandises clés. Le pétrole a atteint près de 100 $ le baril.

Malgré tout, ou peut-être du fait de tous ces facteurs, nous sommes maintenant enclins à nous tourner progressivement vers des placements plus risqués au lieu d’être plus prudents. Bien que le conflit ne soit guère réjouissant pour les économies ou les entreprises, ni a fortiori pour les belligérants, les marchés financiers se sont déjà considérablement ajustés. Historiquement, le marché boursier intègre pleinement les conflits avec une rapidité remarquable, atteignant son niveau plancher en quelques jours, ou quelques semaines au plus après le déclenchement d’une guerre, pour retrouver ses niveaux antérieurs en quelques semaines ou quelques mois. Deux conflits ne sont jamais identiques et l’intensité de celui-ci semble en surpasser beaucoup, mais le phénomène n’est pas neuf.

Conséquences économiques

Cela nous amène aux conséquences économiques. Paradoxalement, même si les perspectives économiques ne sont pas moins certaines que les perspectives militaires, le fait est qu’elles ne dépendent pas beaucoup de ces dernières. Cela est dû au fait que la plupart des dommages économiques théoriques au niveau mondial proviennent des sanctions, et que celles-ci ne seront probablement pas levées dans l’immédiat, même si le conflit militaire est résolu rapidement d’une manière ou d’une autre. Au lieu de cela, l’incertitude sur les perspectives économiques consiste principalement à savoir si les exportations d’énergie et de produits alimentaires russes seront restreintes.

L’économie ukrainienne

L’économie ukrainienne est petite – elle représente tout juste 0,14 % de la production mondiale –, mais elle a probablement été dévastée par la guerre à court terme. Elle devrait être considérablement affaiblie à moyen terme.

Les dommages à court terme – subis pendant le conflit – sont imputables aux pannes d’électricité et aux dommages infligés aux autres infrastructures, aux ordres de rester à la maison, aux limitations strictes en matière de déplacement, à la conscription des hommes ukrainiens et à la fuite de certaines femmes à l’étranger.

La plupart de ces problèmes s’atténueront lorsque le conflit prendra fin, mais pas les dommages aux infrastructures. En outre et surtout, si le conflit se prolonge les relations commerciales internationales de l’Ukraine se seront effritées. Son secteur financier sera considérablement affaibli et donc, moins en mesure d’offrir un financement à l’économie. Sa dette publique sera sensiblement plus élevée, et les investisseurs étrangers pourraient être réticents à investir dans le chaos d’un pays récemment déchiré par la guerre.

Bref, l’économie ukrainienne sera probablement la plus durement touchée de toutes les parties en jeu.

L’économie russe

L’économie russe aussi devrait faiblir, mais pour des raisons différentes : principalement à cause des sanctions internationales.

Il faut reconnaître que la Russie a bien préparé son économie en vue de cette guerre. L’excédent du compte courant du pays a été augmenté et équivaut à 7 % de son PIB – ce qui signifie que la Russie est moins tributaire des importations que le reste du monde l’est des exportations russes ; de plus, le pays a procédé activement à l’acquisition d’actifs étrangers (surpassant l’acquisition de participations en Russie de la part des autres pays).

Par conséquent, la dette extérieure des sociétés russes a diminué d’un tiers ces huit dernières années. La banque centrale s’est constitué des réserves de 630 milliards de dollars (environ 37 % du PIB). Le fonds souverain du pays a accumulé un patrimoine liquide correspondant à 7 % du PIB.

De plus, puisque les prix du pétrole sont élevés et continuent de grimper, le géant énergétique russe Gazprom devrait engranger un bénéfice d’exploitation d’environ 90 milliards de dollars cette année. Ce montant se compare à seulement 20 milliards de dollars en 2019. Ce bénéfice sera encore gonflé lorsqu’il sera converti en roubles, vu la dépréciation actuelle de cette monnaie.

Bref, la Russie a bien choisi le moment pour effectuer son invasion.

Cependant, la Russie n’avait peut-être pas prévu des sanctions aussi dures de la part des pays membres de l’OTAN. En raison de l’effondrement du rouble, la banque centrale russe a dû doubler son taux directeur, qui est passé de 9,5 % à 20 %, pratiquement du jour au lendemain. Il s’agit d’un important frein économique qui a été imposé soudainement.

La banque centrale ne peut liquider aisément ses réserves étrangères pour soutenir le rouble, étant donné que ces réserves font désormais l’objet de sanctions. Il sera plus difficile et beaucoup plus coûteux pour le gouvernement de refinancer sa dette arrivant à échéance. La capacité des banques de prêter sera limitée. Par conséquent, l’accès des entreprises au financement sera réduit. Parallèlement, les contrôles à l’importation limiteront l’acquisition de technologies nécessaires pour soutenir les plus importants secteurs de la Russie.

Jusqu’à présent, les prévisionnistes ne tablent pas sur un repli supérieur à 1 % du PIB russe en 2022. Même cette prévision semble exagérée. La plupart des prévisions du secteur privé envoyées à Bloomberg au cours des quatre derniers jours laisse toujours entrevoir une croissance d’au moins 2 % cette année. Cela semble difficile à imaginer. Il faut reconnaître que la plupart de ces prévisions ont été formulées avant l’alourdissement sensible des sanctions durant la fin de semaine. Nous signalons un risque de baisse assez important. Nous sommes d’avis que le PIB russe devrait se contracter en 2022 à moins d’une résolution rapide et ordonnée – ce qui est peu probable – du conflit.

L’économie mondiale

Enfin, ce qui importe probablement le plus pour la plupart des investisseurs, ce sont les retombées pour l’économie mondiale. La Russie ne représente que 1,7 % du PIB mondial ; par conséquent, ses difficultés économiques sont visibles, mais n’auront pas une influence démesurée sur la croissance mondiale.

Qu’en est-il du reste du monde ?

Les dommages économiques directs résultant de la diminution des exportations de produits destinées à la Russie devraient être plutôt modestes ; en effet, la Russie n’influe pas beaucoup sur la demande mondiale.

Les conditions financières devraient se resserrer dans une certaine mesure. Les actifs risqués, comme les actions, ont reculé et les écarts de taux se sont élargis, mais cette situation pourrait être contrebalancée en partie par le ton légèrement plus conciliant des banques centrales (à l’exception de la banque centrale russe) à court terme. Nous y reviendrons sous peu.

Enfin, ce qui importe probablement le plus, c’est que les prix des marchandises ont considérablement augmenté en raison de cette guerre. Il s’agit du principal circuit économique dont il faut tenir compte. Il est aussi le plus incertain. Les prix sont déjà élevés, mais ils grimperont encore plus si les exportations russes d’énergie et de produits alimentaires devaient être brusquement réduites.

La Russie est un important exportateur de pétrole, de gaz naturel, de blé, de potasse (surtout si l’on inclut le Bélarus), d’aluminium et de cuivre. Plus précisément, ce pays est le premier exportateur mondial de gaz naturel et le deuxième exportateur mondial de pétrole. L’Europe a notamment importé 47 % de son gaz naturel de Russie pendant le premier semestre de 2021. À l’échelle mondiale, la Russie fournit également près de 10 % de l’aluminium et du cuivre, et pas moins de 43 % du palladium (un composant des véhicules automobiles). Ensemble, la Russie et l’Ukraine produisent 29 % des exportations mondiales de blé.

L’Europe est la région la plus vulnérable sur le plan économique, en dépit de nombreux aspects positifs :

  • l’Allemagne a la possibilité de se rabattre sur le charbon, voire le nucléaire,
  • le continent dispose de considérables réserves d’énergie ;
  • l’Europe a accès aux livraisons internationales de gaz naturel liquéfié ;
  • les importations d’énergie sont sur le point de diminuer en raison de la remontée des températures.

Dans un scénario de prix relativement élevés pour les marchandises, en particulier les ressources les plus importantes, la croissance mondiale ralentirait de 0,2 % à 0,5 % environ, et l’Europe serait la région la plus touchée.

Cependant, si les exportations de marchandises russes devaient être sérieusement freinées – jusqu’à présent, c’est une crainte plutôt qu’une réalité – les prix des marchandises pourraient flamber. Pour le moment, nous observons une escalade des tensions des deux côtés, et l’Allemagne a suspendu indéfiniment la mise en exploitation d’un nouveau gazoduc majeur en provenance de Russie. Si les exportations d’énergie de la Russie étaient radicalement stoppées, le PIB européen pourrait subir des dommages quatre fois plus lourds – avec près de 1 point de pourcentage retranché au taux de croissance économique mondial et 2 points de pourcentage au taux de croissance économique européen.

Il semble prudent de se situer quelque part entre ces deux extrêmes. Étant donné que les prévisions sont encore incertaines, nous sommes enclins à soustraire 0,7 point de pourcentage à notre prévision de croissance de 2022 pour la zone euro (ce qui porte le taux à +3,0 %). Nous soustrayons 0,3 point de pourcentage à celle des États-Unis (taux en baisse à +3,1 %) et 0,2 point de pourcentage à celle du Canada (également en baisse à +3,1 %). Il est à noter qu’avant ce choc, nos estimations étaient déjà plus basses que les prévisions générales.

Si nous regardons de plus près, il est tout à fait possible que la zone euro connaisse un trimestre de croissance négative à un certain stade. Une récession est toutefois peu probable, à moins d’une interruption extrême dans l’approvisionnement en énergie.

Le risque de récession est évidemment plus élevé dans le contexte du nouveau conflit. Selon les modèles traditionnels, le risque d’une récession aux États-Unis ne dépasse pas 10 % pour l’année à venir. Néanmoins, nous sommes portés à croire que ce risque est plus proche de 25 %, au vu des tensions géopolitiques et des incertitudes liées au resserrement monétaire, d’autant plus que la reprise arrivera à maturité.

D’un autre côté, le choc des prix des marchandises n’est pas négatif pour tout le monde. Les régions exportatrices de pétrole s’en tireront plutôt bien. Par exemple, l’Alberta, une région canadienne riche en pétrole, semble sur le point d’équilibrer son budget pour la première fois depuis 2014 – dernière année où le pétrole a connu un prix à trois chiffres.

Inflation et politique monétaire

On prévoit des dommages sur le plan économique, mais il s’agit avant tout d’un choc inflationniste. Les prix des marchandises ont augmenté, et ils pourraient encore monter en fonction de l’évolution de l’approvisionnement en énergie et en autres marchandises de Russie. Selon une estimation prudente, l’inflation devrait progresser de 0,5 point de pourcentage au cours des prochains mois. Alors que selon une estimation pessimiste – en supposant d’importantes restrictions sur l’approvisionnement – elle pourrait augmenter de plusieurs points de pourcentage.

Nous ajoutons provisoirement un point de pourcentage à nos prévisions relatives au pic d’inflation. Par exemple, nous révisions à la hausse nos prévisions concernant le pic de l’indice des prix à la consommation (IPC) aux États-Unis, qui passe d’environ 7,5 % à 8,5 %.

Nous continuons de croire que la période actuelle d’inflation élevée est différente et moins inquiétante que celle des années 1970. Cependant, il faut admettre que ce conflit ébranle quelque peu nos certitudes. Pourquoi ?

  1. La hausse des prix continuera d’être forte pendant au moins quelques mois, de sorte que les anticipations concernant l’inflation resteront élevées.
  2. L’une des différences entre les années 1970 et maintenant s’est un peu atténuée. Nous avons tendance à voir cette situation avant tout comme un choc positif de la demande par rapport au choc négatif de l’offre des années 1970, lorsque l’OPEP a réduit son approvisionnement en pétrole. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine pourrait aussi devenir un choc négatif pour l’offre, du moins en partie, si la Russie restreint ses approvisionnements. Pour être clair, il y a encore d’autres différences importantes, comme la fin de l’étalon de référence dans les années 1970 et l’accroissement de la population qui est beaucoup plus lent aujourd’hui.

Les banques centrales sont confrontées à un dilemme. Doivent-elles augmenter davantage les taux puisque l’inflation devrait être plus élevée, ou moins puisque la croissance sera plus faible et que les actifs à risque ont chuté ? On s’attend davantage à ce que les banques centrales resserrent leurs politiques de façon plus prudente. Par exemple, aux États-Unis le marché anticipait un resserrement de près de 50 points de base (pb) il y a quelques semaines seulement, alors qu’on n’a enregistré qu’une seule hausse de 25 pb. Cela semble convenable. Au besoin, les banques centrales peuvent s’ajuster plus tard.

Nous pensons qu’il est encore trop tôt pour conclure quoi que ce soit : un tournant important dans la guerre, les sanctions ou l’approvisionnement en marchandises pourrait bouleverser ces prévisions.

Conséquences à long terme

Au risque de surestimer l’importance de cette guerre, les conséquences à long terme sont nombreuses.

Le retour de la Guerre froide

La Guerre froide semble de retour puisque la Russie se positionne de nouveau contre l’Occident. Cela vient s’ajouter à ce qui pourrait être également qualifié de « Guerre froide » entre la Chine et les pays occidentaux. Dans un tel contexte, le risque de guerre est plus grand que d’ordinaire, tandis que des cliques de pays se forment et que des institutions internationales s’affaiblissent, le tout au détriment du commerce international et de la croissance mondiale. La récente décision de limiter l’accès de la Russie au système de paiement SWIFT pourrait bel et bien s’avérer un coup d’épée dans l’eau. En effet, la Russie et la Chine ont leurs propres systèmes qui, désormais, prendront meilleures assises, divisant ainsi le monde et contrecarrant les sanctions SWIFT.     

Il est tout à fait possible que la Russie et la Chine – toutes deux actuellement en brouille avec le monde développé – renforcent considérablement leurs liens. Cela s’est déjà produit de façon subtile au cours de la dernière décennie sur le plan des ententes énergétiques et d’autres initiatives. La Chine a ouvertement critiqué les récentes sanctions occidentales contre la Russie. Elle est maintenant en mesure d’acheter davantage de produits russes et de soutenir financièrement la Russie au moyen de prêts. Il existe des parallèles avec les années 1950 et 1960.

Face à l’absence d’opposition militaire de l’Occident à l’attaque russe, la Chine pourrait être plus encline à reprendre le territoire taïwanais dont elle s’est séparée durant la révolution communiste en 1949. Les conséquences économiques seraient bien plus importantes que le conflit actuel, car les sanctions contre la Chine seraient très problématiques pour l’économie mondiale et que Taïwan est un producteur mondial clé de puces et d’électronique haut de gamme. Cela dit, nous ne devrions pas attribuer une probabilité trop élevée à ce scénario : les États-Unis défendraient probablement Taïwan dans une telle situation, ce qui se traduirait par une confrontation indésirable entre la Chine et les États-Unis. De plus, la Chine constate maintenant avec quelle force le reste du monde pourrait sanctionner l’agresseur. D’après un marché des paris, il n’est qu’à 10 % probable que la Chine parachute du personnel militaire en 2022 sur les îles de Pratas, que les deux pays revendiquent – une étape bien plus modeste que de viser Taïwan au complet.

La Corée du Nord pourrait aussi prendre acte.

L’Inde a refusé de critiquer la Russie aux Nations Unies. Autrement dit, l’Inde reçoit des armes de la Russie, achète de l’énergie de la Russie et reçoit un soutien électoral de la Russie auprès des Nations Unies lorsque la question du territoire disputé du Cachemire est soulevée. Tout porte à croire que l’Inde penche davantage du côté des États-Unis que de la Russie. Mais est-ce seulement une illusion ?

L’OTAN est affermie par cette expérience. Cette prise de position confronte le grand objectif de Poutine dans ce conflit. Les pays membres de l’OTAN se remettent en contact les uns avec les autres et accroissent leur soutien à leurs partenaires les plus exposés d’Europe de l’Est. Les experts pensent que la Finlande et la Suède sont peut-être plus enclines à se joindre à l’OTAN que par le passé.

Dépenses militaires et budgétaires

Alors que l’OTAN se mobilise, les budgets militaires ne feront que croître. Ayant finalement renoncé à l’idée que la Russie puisse encore être amadouée [par la douceur], l’Allemagne a déclaré son intention de hausser ses dépenses militaires, de 1,2 % à 2,0 % du PIB, et de consacrer une somme supplémentaire de 100 milliards d’euros à la modernisation de son armée affaiblie.

Même si l’effet n’est pas énorme, il est donc possible que les pays de l’OTAN génèrent des déficits budgétaires plus importants que prévu, de l’ordre de 0,25 % à 1,5 % du PIB, en raison de la revitalisation de leurs armées respectives.

Prolifération nucléaire

Les États-Unis sont susceptibles de conclure un accord avec l’Iran, un ennemi de longue date. En effet, ils lèveraient les sanctions et marqueraient ainsi le début d’une production supplémentaire de pétrole iranien à un moment où la production russe est en péril. Cette mesure améliorerait l’approvisionnement en pétrole, mais pourrait avoir des répercussions négatives sur le plan de la prolifération d’armes nucléaires.

La Biélorussie, l’alliée russe, songe maintenant à acquérir ses propres armes nucléaires. L’Ukraine regrette certainement de devoir négocier l’abandon de ses armes alors que l’URSS s’effondrait, d’autant plus qu’elle l’a fait en échange d’assurances que la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni n’attaqueraient jamais l’Ukraine et de promesses, apparemment non contraignantes, d’assistance en cas de remise en question de la souveraineté de l’Ukraine. D’autres pays réaliseront également qu’ils ne sont pas seulement vulnérables aux attaques lorsqu’ils ne disposent pas d’armes nucléaires, mais qu’ils sont libres de commettre des méfaits s’ils en ont (selon la Russie).

Tendances énergétiques

La dépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie exige une réorientation complète, avec toutes les conséquences dont il faut tenir compte en matière de sources d’énergie dans le monde.

À court terme, les conséquences sont plus négatives que positives au chapitre de la lutte contre les changements climatiques et du développement des énergies vertes :

  • Cela incitera l’Europe à relancer sa production de charbon (et à recourir au nucléaire, que certains considèrent comme polluant, alors que d’autres non).
  • Aux États-Unis, les mesures législatives entourant les initiatives vertes, que le Sénat a déjà refusé d’adopter, seront encore moins prioritaires, puisque la Maison-Blanche cherche à réduire les coûts du carburant pour les Américains en prévision des élections de mi-mandat. Les taxes sur le carbone et les restrictions touchant la production de pétrole de schiste seront la dernière des préoccupations.

À long terme, on peut soutenir que ce sera plutôt le contraire :

  • L’Europe est fortement encouragée à diversifier ses sources d’énergie en s’éloignant de la Russie et en mettant particulièrement l’accent sur les énergies renouvelables. D’ailleurs, l’Allemagne vient d’annoncer qu’elle a avancé de 2040 à 2035 son objectif de s’approvisionner à 100 % auprès de sources d’énergie renouvelable.
  • Les coûts élevés de l’énergie à court terme favoriseront l’innovation et les dépenses vertes à long terme.

Conclusion

En conclusion, on peut dire que cette guerre entre la Russie et l’Ukraine est extrêmement grave. En plus de mettre en péril des vies et des moyens de subsistance, les conséquences sur l’économie mondiale sont bien réelles. Celles-ci s’exprimeront principalement en raison du coût plus élevé des marchandises et de l’incidence sur leur approvisionnement.

La situation est encore précaire. La grande question sur le plan économique porte plus sur une éventuelle restriction des exportations d’énergie et de produits alimentaires que sur la durée ou l’ampleur exacte de la guerre.

Comme nous l’avons indiqué, nous avons tendance à considérer que cette situation offre l’occasion de prendre progressivement plus de risques en matière de placements, plutôt que moins.

Enfin, il y a un grand nombre de conséquences potentiellement importantes à long terme, notamment le retour de la Guerre froide, la revitalisation de l’OTAN et le renouveau des dépenses militaires, ainsi qu’une multitude de nouvelles tendances énergétiques.

– Avec la contribution de Vivien Lee, d’Andrew Maleki et d’Aaron Ma

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