Bien que la volatilité se soit apaisée, il serait dangereux d’en conclure que les marchés sont rassurés vis-à-vis des plans de la Maison-Blanche et de la communication de son programme. Le président semble désireux d’élaborer et d’exécuter ses politiques de manière à créer un maximum de surprise. Nous pouvons nous attendre à ce que cette frénésie continue, alors que l’administration tente de répondre aux pressions budgétaires tout en réformant les politiques commerciales, de défense et autres qui ont façonné l’ordre mondial de l’après-guerre. Et ce, à toute vitesse.
Selon nous, ce trimestre de « choc et de stupeur » que la Maison-Blanche nous a fait traverser dévoile une certaine cohérence politique. Les décisions prises par cette administration reflètent une vision du monde ancrée dans quatre principes clés. Ces principes sont le moteur des changements que le président et son cabinet aspirent à mettre en œuvre, avec une telle conviction que les dommages collatéraux semblent loin de leurs préoccupations.
Les États-Unis font face à un problème budgétaire qui pourrait compromettre leur avenir s’il n’est pas résolu.
C’est indéniable. Le déficit budgétaire devrait atteindre 6,2 % du PIB cette année, ce qui alourdira la dette nationale qui s’élève déjà à 121 % du PIB. Parmi les grandes économies, seuls le Japon et l’Italie ont des bilans plus faibles (figure 1). ). Le problème le plus grave est le manque de flexibilité du Trésor : les prestations sociales représentent 61 % des dépenses, les charges d’intérêt 14 %, et la défense nationale 12 %. Au total, pour chaque dollar de dépenses du gouvernement fédéral, 87 cents sont déjà engagés. Par conséquent, (1) les économies budgétaires, du moins à court terme, doivent être générées à partir de la part restante de moins de 15 % des dépenses, et (2) la sensibilité aux marchés des titres à revenu fixe est aiguë. La hausse des rendements pèsera d’autant plus sur la situation budgétaire des États-Unis que c’est le Trésor qui doit rembourser la dette nationale. Et ce, bien sûr, en l’absence d’un plan visant à augmenter les recettes par le biais des impôts sur le revenu ou d’une TVA, deux mesures auxquelles la Maison-Blanche s’est fermement opposée.
Figure 1 : Ratios mondiaux dette brute/PIB et prévisions du FMI
Nota : ⬭ pic anticipé. Source : FMI
À un moment donné, dans l’histoire économique telle qu’elle est vue par la Maison-Blanche, les États-Unis sont devenus les perdants de la mondialisation.
La fabrication s’est délocalisée, la classe moyenne américaine a souffert d’une perte d’emplois bien rémunérés, et les États-Unis ont accru leur dépendance à d’autres pays, parfois hostiles, pour se procurer des produits manufacturés.
L’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 est souvent citée comme un point de basculement, mais la tendance était déjà amorcée depuis bien longtemps. C’est depuis le moment où les États-Unis ont pris la tête de l’économie mondiale, juste après la Seconde Guerre mondiale, que la part de l’industrie manufacturière dans le PIB américain est en déclin, passant de 28 % à 10 % aujourd’hui – ce qui représente une réduction d’environ deux tiers (figure 2). En outre, le discours de la Maison-Blanche ne tient pas compte des avantages dont ont bénéficié les consommateurs américains grâce à la délocalisation de la production dans des régions à moindre coût.
Figure 2 : Part du secteur manufacturier dans le PIB américain
Nota : Au T4 de 2024. Sources : BEA, RBC GMA
Les États-Unis ne peuvent plus se permettre, et ne veulent pas assumer des dépenses de défense démesurées au profit de leurs alliés.
Selon ce point de vue, pendant trop longtemps, trop de pays ont continué de profiter des « dividendes de la paix » qui, selon beaucoup, ont toujours été illusoires. L’administration estime qu’il est injuste de compter sur l’armée américaine pour maintenir la paix dans le monde, et qu’elle n’en a plus les moyens.
La sécurité aux frontières.
Si les trois premières convictions sont devenues des politiques emblématiques de la seconde présidence Trump, la sécurité aux frontières était déjà une question importante lors du premier mandat. Bien qu’elle constitue toujours une menace pour la croissance et l’inflation, en particulier dans un contexte de faible taux de chômage, cette politique particulière est déjà familière aux marchés et ne présente donc pas le même potentiel de surprise que les autres.
Les défis de la mise en œuvre
La Maison-Blanche souhaite avancer rapidement sur tous les fronts et semble prête à accepter des solutions imparfaites, tant qu’elles vont dans la direction souhaitée. Les droits de douane, par exemple, sont manifestement une solution imparfaite face au déséquilibre commercial. Toutefois, ils génèrent des recettes et mèneront presque certainement à des relocalisations, donc à la création de nouveaux emplois américains dans l’industrie manufacturière. Le coût en termes d’inflation, d’inefficience et de perte de cohésion mondiale ne semble pas pris en compte.
Dans leur ensemble, de tels objectifs pourraient être réalisables, à condition d’attendre que les mouvements de personnes et de capitaux se mettent en place et sous réserve du soutien des électeurs américains pendant tout le temps nécessaire. Le plan budgétaire pourrait être rééquilibré, les fabricants pourraient rapatrier au moins une partie de leur production aux États-Unis, et les alliés des États-Unis pourraient repenser leur propre défense et investir davantage dans ce domaine. Cependant, nous assistons à une collision entre le court terme et le long terme. L’économie et les marchés sont au centre de ces préoccupations :
Les droits de douane entraîneront une hausse de l’inflation. Au lieu de s’établir dans une fourchette de 2,0-2,5 % comme nous l’avions prévu, nous pensons maintenant que l’inflation américaine approchera les 4 % au cours de l’année à venir, avant de retomber à 3 % en 2026 si la Maison-Blanche réussit à mettre ses plans à exécution.
La croissance américaine tombera à environ 1,3 % en 2025, contre les 2,0-2,5 % attendus le jour de l’investiture, et ne connaîtra qu’une modeste reprise en 2026. Les économies disposant d’une marge de manœuvre budgétaire (Allemagne) seront les plus résistantes face à la pression.
Alors que ressurgissent les craintes de récession, qui font baisser les prévisions de taux, nous pensons que la Fed et les autres banques centrales se concentreront sur l’inflation, du moins jusqu’à ce qu’un accident de croissance se dessine avec une certaine certitude. Actuellement, les estimations générales tablent sur trois baisses de 25 points de base du taux des fonds fédéraux en 2025. Cela nous semble un peu agressif.
Les rendements obligataires ont augmenté et nous anticipons une fourchette de 4,0 % à 4,7 % pour l’obligation du Trésor à 10 ans, à moins d’un effondrement de la croissance. Cependant, les marchés des titres à revenu fixe sont exceptionnellement vulnérables à une perte de confiance, au cas où le président mettrait à exécution ses menaces de démettre Jerome Powell de ses fonctions de président de la Fed, au risque de remettre en cause l’indépendance du Conseil des gouverneurs de la Réserve fédérale et ses compétences en matière de lutte contre l’inflation. Alors que le président espère sûrement une baisse des taux pour atténuer la douleur liée aux droits de douane, la hausse des taux qui suivrait presque inévitablement la perte d’indépendance de la Fed (comme nous l’avons vu le 21 avril) pourrait s’avérer bien plus préjudiciable à la situation budgétaire des États-Unis, et affaiblir la capacité de la Maison-Blanche à opérer des changements fondamentaux tout en évitant la récession. Le report de la mise en œuvre des droits de douane, le 9 avril, a choqué les marchés, mais l’annonce est survenue après une hausse de près de 50 points de base des rendements des obligations du Trésor au cours des cinq jours précédents. Dans sa course effrénée pour atteindre ses objectifs, la Maison-Blanche ignore la plupart des institutions, mais les marchés obligataires font toujours contrepoids par rapport aux changements radicaux.
Le marché boursier américain, jusqu’à récemment très bien valorisé, est aujourd’hui affaibli, tant sur le plan des bénéfices que sur celui des valorisations. Le ralentissement de la croissance signifie que les bénéfices du S&P 500 initialement attendus en 2025 ne seront pas réalisés avant 2026, les marges bénéficiaires succombant au double fardeau des droits de douane et de la perte de vigueur de la consommation. La figure 3 nous rappelle que les marges sont en hausse depuis trois décennies, de sorte que les prévisions de bénéfices s’inscrivent probablement dans la continuité. Toutefois, les données compilées par Empirical Research (figure 4) suggèrent que cette tendance est remise en cause, car seulement 12 % de l’amélioration des marges réalisées depuis 2000 résultent des compétences de gestion, le reste étant attribuable à la délocalisation de la production, à la baisse des taux d’intérêt et aux abris fiscaux offerts dans le monde, autant de conditions qui risquent à présent de s’inverser.
Les valorisations du marché boursier américain sont elles aussi remises en question, comparativement au moment où les Sept magnifiques poussaient le marché à près de deux écarts types au-dessus de son ratio cours/bénéfice à la juste valeur (figure 5). Notre modèle reflète la relation historique entre le ratio C/B du marché boursier et ses facteurs déterminants : les taux d’intérêt, l’inflation et la rentabilité des sociétés. Une nouvelle poussée d’inflation conjuguée à des taux plus élevés aurait donc une incidence directe sur les valorisations du marché, mais aussi une incidence indirecte en raison de la perte de confiance des investisseurs dans un contexte de changement extrême. Le simple fait de ramener le ratio C/B du marché à son niveau d’équilibre, au milieu de la fourchette, enlèverait encore trois ou quatre points au multiple.
Figure 3 : Indice S&P 500
Marge nette
Nota : En date d’avril 2025. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 4 : Manufacturiers de l’indice S&P 500
Sources d’amélioration de la marge bénéficiaire depuis 2000
Source : Empirical Research Partners
Figure 5 : Indice S&P 500
Ratio cours/bénéfice normalisé (équilibre)
Nota : Au 17 avril 2025. Source : RBC GMA
L’« exceptionnalisme américain » marque les marchés financiers mondiaux depuis le début de la reprise ayant suivi la crise financière. Le dynamisme de l’économie américaine a offert un contraste frappant avec la sclérose de l’Europe et du Royaume-Uni, tandis que la Chine était aux prises avec sa dette et ses défis démographiques et que le Japon se débattait pour sortir de 30 années de stagnation et de perte de croissance. Au cours de la dernière décennie, le S&P 500 a surpassé la région EAEO (indices boursiers MSCI Europe, Australia, Far East) de 121 % (ou 8,3 % en rythme annuel) (figure 6), faisant passer la part du marché américain dans l’indice MSCI World de 50 % à 70 % (figure 7).
De même, l’indice du dollar américain a grimpé de 36 % entre 2009 et 2024. Les actifs américains, notamment les actions, les obligations et la monnaie, ont attiré d’énormes quantités de capitaux étrangers, les investisseurs étant à la recherche de rendement dans un monde conflictuel et à faible croissance.
Aujourd’hui, les marchés se posent des questions sur l’exceptionnalisme américain, et des signes de changement de leadership apparaissent. La figure 8 présente les rendements depuis le début de l’année pour les États-Unis et divers marchés boursiers mondiaux. Sous l’impulsion de l’Europe, du Royaume-Uni et du Canada, la plupart des grands marchés en dehors des États-Unis sont stables ou en hausse depuis le début de l’année, tandis que le S&P 500 a perdu 12 % et que le NASDAQ, à forte composante technologique, a chuté de 18 %.
Le dollar américain s’est également effondré, en repli de 9 % depuis le début de l’année, et comme pour les actions, cette correction est partie d’une position de surévaluation significative par rapport aux autres devises (figure 9).
Ce qui est peut-être le plus frappant, c’est la baisse simultanée des actions, des obligations et du dollar au cours des derniers jours, en particulier pendant les journées de forte volatilité des marchés. Bien que la Maison-Blanche affirme qu’il n’y a aucun signe de sortie de capitaux étrangers des États-Unis, cette action suggère le contraire.
Figure 6 : Rendement des indices boursiers depuis 2008
Nota : Au 21 avril 2025. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 7 : Pondération des États-Unis dans l’indice MSCI World
Nota : Au 21 avril 2025. Source : RIMES
Figure 8 : Variations des cours des principaux indices en USD
Cumul annuel 2025
Nota : Au 21 avril 2025. Les sept magnifiques sont : Apple, Microsoft, Alphabet, Amazon, Nvidia, Meta et Tesla. Sources : Bloomberg, RBC GMA
Figure 9 : Évaluation des devises en fonction de la parité des pouvoirs d’achat
Nota : Au janvier 2025. 1Données calculées par rapport aux autres pays à l’aide des pondérations de l’indice du dollar américain par rapport aux économies étrangères avancées pondéré en fonction des échanges commerciaux. Sources : Deutsche Bank FX Research, RBC GMA
Ce que l’avenir nous réserve…
L’administration ne semble guère encline à faire marche arrière en matière de politique ou à modifier son style d’exécution, bien que le président soit revenu à plusieurs reprises sur ses propositions initiales alors que les objectifs étaient partiellement atteints ou que la pression des marchés s’avérait trop forte. Nous pouvons nous attendre à une série de chocs rapprochés et à une volatilité élevée, avec toujours une menace de ralentissement de la croissance, de montée de l’inflation, de rendements obligataires plus élevés et de prix des actions plus bas, à mesure que les coûts pour l’économie nationale et mondiale se feront plus précis.
Néanmoins, la correction crée des occasions pour les investisseurs et, avec 7 000 milliards de dollars américains de liquidités en réserve aux États-Unis, le soutien se raffermit à l’égard des marchés boursiers étrangers et américains à mesure que les prix déclinent (figure 10). D’ores et déjà, notre indice composite mondial montre que les marchés se situent 3,5 % au-dessous de leur juste valeur globale, alors qu’ils la dépassaient de 6,7 % avant le jour de la libération (figure 11). En outre, si l’on exclut le marché boursier américain, les valorisations sont inférieures de 18,1 % à leur niveau d’équilibre, ce qui n’est pas très éloigné des niveaux auxquels les creux durables se sont établis dans le passé.
Figure 10 : Dépôt à terme et fonds du marché monétaire aux États-Unis et au Canada
Nota : Au 22 avril 2025. Sources : ICI, Banque du Canada, RBC GMA
Figure 11 : Indice composite des marchés boursiers mondiaux
Indices des marchés boursiers par rapport au point d’équilibre
Nota : Au 21 avril 2025. Source : RBC GMA
Selon une règle technique éprouvée, les leaders du prochain marché haussier se révèlent lors de la correction précédente. Après avoir dominé les indices mondiaux depuis le début de la reprise ayant fait suite à la crise financière, le marché boursier américain est l’un des moins performants depuis la fin décembre 2024, tandis que l’Europe et d’autres pays sont passés en tête.
Nous ne pouvons qu’estimer comment et quand tout cela pourrait se terminer, et quelle sera l’ampleur des dégâts en cours de route. Si, par exemple, le S&P 500 tombait immédiatement à sa juste valeur, l’indice s’établirait à 4815, ce qui représente une baisse de 12 % par rapport à la clôture d’hier soir (24 avril 2025) (figure 12). Toutefois, d’autres grands indices boursiers affichent déjà des valorisations attrayantes, puisqu’ils se maintiennent en dessous de leurs justes valeurs respectives depuis la fin de l’année 2022.
Figure 12 : Point d’équilibre de l’indice S&P 500
Bénéfices et valorisations normalisés
Nota : Au 21 avril 2025. Source : RBC GMA
En revanche, nous savons avec certitude que les rendements des marchés d’actions dépendent fortement de leur évaluation au moment de l’investissement. La patience et la discipline sont vitales. La figure 13 représente les rendements à terme sur trois mois (axe vertical) par rapport à la distance du S&P 500 au-dessus ou au-dessous de sa juste valeur actuelle (axe horizontal). Bien que nous ayons tendance à penser que la gestion tactique des actifs consiste à tirer parti des anomalies du marché à court terme, ce graphique suggère le contraire : la relation entre les valorisations et les rendements est généralement aléatoire à court terme, comme le montre le coefficient de corrélation inférieur à 2 %. Cependant, si l’on étend l’horizon temporel à 10 ans à partir de la date de placement, le coefficient de corrélation monte en flèche pour atteindre 65 % (figure 14).
Figure 13 : Rendement du S&P 500 par rapport à une mesure de valorisation, la cote z moyenne
Rendements globaux prévisionnels sur 3 mois
Nota : Au 21 avril 2025. Cote Z = nombre d’écarts types au-dessus ou en dessous du point d’équilibre. Source : RBC GMA
Figure 14 : Rendement du S&P 500 par rapport à une mesure de valorisation, la cote z moyenne
Rendements globaux prévisionnels sur 10 ans
Nota : Au 21 avril 2025. Cote Z = nombre d’écarts types au-dessus ou en dessous du point d’équilibre. Source : RBC GMA
Les investisseurs qui ont investi leur argent il y a six mois obtiendront probablement des rendements inférieurs à ceux de la période de détention normale. En revanche, ceux qui ont des munitions envisagent déjà des rendements au niveau actuel sur certains marchés boursiers, voire au-dessus des normes historiques, et ces rendements pourraient être renforcés en cas de correction prolongée.