“Le marché boursier argentin a bondi de 100 % pour devenir le ME le plus performant jusqu’à présent en 2024.”
Bien que l’Argentine soit l’un des marchés émergents (ME) les plus intéressants, elle ne fait pas actuellement partie de notre univers tel que défini par le fournisseur d’indices MSCI. Étant donné l’instabilité politique et économique, le marché boursier du pays a été inclus et exclu plusieurs fois au cours des 15 dernières années, et depuis 2021, l’Argentine est un pays indépendant qui applique un contrôle des capitaux encore aujourd’hui.
Toutefois, depuis l’élection du président Javier Milei il y a près d’un an et ses progrès subséquents pour redresser le pays, le marché boursier argentin a bondi de 100 % pour devenir le ME le plus performant jusqu’à présent en 20241. Ainsi, il n’est pas étonnant que les investisseurs aient manifesté un regain d’intérêt. Nous avons donc décidé de nous rendre en Argentine pour nous forger notre propre opinion sur la durabilité de la reprise et chercher des occasions potentielles pour nos portefeuilles.
Lorsque M. Milei, qualifié d’ultralibéral, ultraconservateur et populiste d’extrême-droite, a surpris le monde entier en remportant l’élection présidentielle d’octobre 2023, il a pris la tête d’un pays dépourvu de réserves internationales, avec une monnaie surévaluée et un écart de 100 % entre le taux officiel et le taux informel, une inflation frôlant 200 %, un déficit budgétaire de plus de 4 %, et aucun accès aux marchés internationaux du crédit2. L’Argentine a été neuf fois en défaut sur sa dette souveraine dans le passé, et la dixième fois se profilait à l’horizon. En d’autres termes, le pays était en faillite et il était difficile de prévoir un revirement de situation.
L’Argentine est assez différente des autres pays d’Amérique latine. La population de 47 millions d’habitants est majoritairement (97 %) d’origine espagnole et italienne, résultat d’une forte immigration européenne depuis la fin du 19e siècle. En effet, les élégantes rues bordées d’arbres de Buenos Aires ont un charme européen. Vers 1900, l’Argentine était l’un des pays les plus riches du monde, avec un PIB par habitant élevé, comparable à celui de l’Allemagne, de la France et du Canada. En 1913, son PIB par habitant représentait environ 70 % de celui du Royaume-Uni, et était supérieur à celui de l’Italie ou du Japon3. La richesse du pays provenait de ses exportations de bœuf, de céréales et de laine, grâce à des terres fertiles (les pampas) et à des techniques agricoles avancées. L’Argentine a joué un rôle de plus en plus important dans l’économie mondiale durant cette période, passant de 0,1 % du PIB mondial en 1870 à 2,4 % en 19134. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le réseau ferroviaire argentin était parmi les plus grands au monde (plus de 47 000 kilomètres). Cependant, le pays a régressé tout au long du 20e siècle, en raison de facteurs tels que l’instabilité politique, les politiques protectionnistes, la mauvaise gestion économique et l’évolution mondiale du commerce et de l’industrie.
M. Milei a remporté les élections alors que la population était frustrée par la situation et prête à essayer quelque chose de différent. Les attentes étaient faibles et le scepticisme élevé étant donné l’apparence, l’attitude et les méthodes de communication inhabituelles de M. Milei (par exemple, les cheveux, la tronçonneuse et les concerts de rock).
“Lorsque Javier Milei s’est vu confier le mandat de redresser la situation du pays, il s’est engagé à ramener le déficit à zéro et à cesser l’impression d’argent. Moins d’un an plus tard, il a déjà mis en œuvre la première phase de son plan de stabilisation.”
Cependant, il est possible qu’il ait été sous-estimé ; c’est un économiste perspicace, entouré d’une excellente équipe économique, qui a jusqu’à présent fait preuve de beaucoup de pragmatisme et s’est concentrée sur les questions les plus pressantes. Les promesses électorales les plus provocatrices, comme la fermeture de la banque centrale ou la dollarisation, ne se sont pas réalisées (pour l’instant).
“No hay plata", traduit par "il n’y a pas d’argent ", est l’expression que de nombreux Argentins nous ont répétée quand nous nous sommes renseignés sur la façon dont le président Milei est parvenu à rester si populaire, malgré la réduction des dépenses publiques et la hausse du pourcentage de la population vivant dans la pauvreté à 50 %.
Lorsque Javier Milei s’est vu confier le mandat de redresser la situation du pays, il s’est engagé à ramener le déficit à zéro et à cesser l’impression d’argent. Moins d’un an plus tard, il a déjà mis en œuvre la première phase de son plan de stabilisation par le biais d’une dévaluation et d’une dilution.
Dans un premier temps, le peso argentin a été dévalué de 100 % en une journée en décembre 2023, ce qui a fait grimper l’inflation à 25,5 % ce mois-là5. Ensuite, au premier trimestre de 2024, les dépenses publiques ont été réduites de 35 %, en particulier les prestations de retraite, les dépenses en immobilisations et les subventions, ainsi que les frais d’exploitation. La dilution a permis de ramener presque immédiatement le déficit budgétaire primaire à un excédent pour la première fois en 15 ans6.
Grâce à plusieurs mécanismes de restructuration de la dette publique, l’impression d’argent a cessé, et la forte contraction économique a permis à l’inflation mensuelle de chuter rapidement à 2,7 % en octobre 2024, son niveau le plus bas en trois ans. La banque centrale a commencé à réduire les taux d’intérêt, tandis que l’activité économique semble avoir atteint un creux, ouvrant la voie à une croissance du PIB de plus de 5 % en 2025 par rapport à un faible niveau en 2024. Enfin, les comptes externes se sont améliorés ; un excédent du compte courant est prévu en 2024 et une nouvelle amélioration est attendue au cours des deux prochaines années grâce à la forte croissance de la production de pétrole et de gaz7.
Jusqu’à présent, M. Milei reste très populaire, car la population a bien accueilli la baisse de l’inflation et la reprise de la croissance économique, mais le principal risque à court terme souligné lors de nos réunions concerne les élections législatives de mi-mandat prévues l’an prochain. Ce scrutin sera essentiel pour que M. Milei augmente la représentation de son parti, puisqu’il ne dispose pas actuellement de la majorité à la chambre basse pour faire adopter des réformes. Le précédent réformiste favorable aux entreprises, le président Macri, n’a pas réussi à convaincre la population que son projet finirait par améliorer le niveau de vie des Argentins, de sorte qu’il a perdu le pouvoir en 2019, deux ans après son élection.
Les prochains mois seront décisifs pour le pays. La situation économique est encore très fragile, étant donné les réserves de change négatives et le niveau élevé de la dette qui doit être remboursée en 2025. Les mesures de contrôle des capitaux sont toujours en place ; leur retrait est essentiel pour attirer des investissements et des flux financiers importants dans le pays, mais le moment de cette intervention reste incertain. Un point positif vient de la loi RIGI, adoptée en juillet 2024, qui encourage les investissements étrangers privés dans le pays. Plusieurs ont déjà été approuvés cette année, principalement dans deux secteurs clés : l’énergie et l’exploitation minière. S’ajoutant aux récents investissements dans le pétrole et le gaz, les exportations pourraient doubler d’ici 2030, ce qui changerait la donne pour le pays.
“Un point positif vient de la loi RIGI, adoptée en juillet 2024, qui encourage les investissements étrangers privés dans le pays.”
Même si M. Milei reste au pouvoir après octobre 2025, il devra surmonter de nombreuses difficultés au cours des prochaines années. Par exemple, dans les secteurs de l’infrastructure, de l’éducation et des soins de santé, le gouvernement devra tôt ou tard reprendre les dépenses afin d’appuyer les réformes structurelles nécessaires pour développer le secteur manufacturier, attirer des investissements étrangers et réduire la dépendance du pays à l’égard des marchandises minières et des matières tropicales. Si la croissance économique attendue au cours des prochaines années ne suffit pas à sortir de la pauvreté une partie importante de la population, il se peut que l’Argentine renoue avec ses anciens schémas. Enfin, le pays reste très dépendant de facteurs externes, tels que les prix des produits de base.
Occasions de placement
Au cours de nos trois journées en Argentine, nous avons rencontré les équipes de direction de grandes sociétés cotées en bourse, discuté avec des économistes et parlé de façon informelle avec des chauffeurs de taxi et d’autres habitants. À travers ces conversations, nous avons ressenti un espoir croissant que peut-être cette fois-ci, les choses seront différentes. Le chef des finances de l’une des plus grandes sociétés du pays nous a confié qu’il n’avait pas voté pour M. Milei l’an dernier, mais que compte tenu des changements qu’il a opérés jusqu’à présent, il votera volontiers pour lui l’an prochain.
Par rapport à d’autres pays émergents, nous avons pu sentir l’influence européenne lors de nos échanges avec les équipes de direction et nous avons été impressionnés par la qualité des dirigeants que nous avons rencontrés.
En effet, nous nous sommes entretenus avec deux des plus grandes banques privées du pays et, malgré un contexte très instable et difficile, elles ont su rester rentables ces dernières années. On nous a rappelé que l’Argentine demeure l’un des pays affichant les taux de pénétration des services bancaires les plus faibles au monde. Selon Bank Galicia, le ratio prêts/PIB n’est que de 9 % en Argentine, contre 37 % au Mexique et 99 % au Chili. Par conséquent, le potentiel de croissance est important et la banque dispose de liquidités considérables qu’elle est prête à déployer.
En parcourant la belle ville de Buenos Aires et en discutant avec des équipes de direction impressionnantes, il est facile de se laisser emporter. Toutefois, de nombreux investisseurs ont été échaudés par le passé et nous demeurons prudents, car les incertitudes et les risques sont élevés. Les douze prochains mois seront décisifs pour le pays. Nous reconnaissons cependant que des progrès ont été réalisés et que ceux-ci ne se reflètent qu’en partie dans le marché boursier, les valorisations demeurant inférieures aux moyennes à long terme et régionales.
Une approche plus prudente pourrait consister à investir dans des sociétés latino-américaines ayant des activités en Argentine. Par exemple, de nombreux détaillants de produits alimentaires et de vêtements établis au Chili et au Brésil possèdent des magasins en Argentine ; or, le marché a tendance à attribuer une valeur nulle à ces activités, en partie à cause du contrôle des capitaux, qui rend très difficile le transfert des bénéfices hors d’Argentine.
Alors que nous quittons Buenos Aires, nous partageons l’optimisme de la population et espérons qu’en effet, cette fois-ci, les choses seront différentes pour l’Argentine.
1 Indice MSCI Argentina en $ US.
2 Bloomberg.
3 What Happened to Argentina? - The New York Times.
4 Migration and trade during the belle epoque in Argentina (1870-1913).
5 Argentina devalues peso, cuts spending to treat fiscal deficit ‘addiction’ | Reuters.
6 Banco Galicia, based on Ministry of Economy and INDEC, September 2024.
7 Phase 2 of Argentina’s Stabilisation Plan: still time in a race against time.