Le vent tourne enfin contre le dollar américain. Cela fait un certain temps que l’on attend que l’augmentation de la valeur du billet vert s’inverse. Depuis plusieurs trimestres, nous insistons sur le fait que la force de cette monnaie en 2022 a fait en sorte que son cours déjà élevé est maintenant extrêmement surévalué. Alors que le dollar américain commence à battre en retraite et qu’une multitude de facteurs se retournent contre lui, nous sommes de plus en plus convaincus que sa valeur sera faible pour plusieurs années. Nous pensons que les monnaies de la plupart des pays du G10 et des marchés émergents bénéficieront de ce puissant changement cyclique.
L’augmentation de la valeur du billet vert (figure 1), qui dure depuis dix ans, a été prolongée par les contraintes relatives à l’offre pendant la pandémie et par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Ces deux facteurs ont accru la nécessité que la Réserve fédérale américaine (Fed) intensifie sa lutte contre l’inflation. Ces événements ont temporairement soutenu le billet vert et fait en sorte que sa valeur a connu une augmentation supérieure à celle observée lors des cycles précédents, aussi bien sur le plan de sa durée que de son ampleur.
L’an dernier, l’indice du dollar pondéré en fonction des échanges commerciaux a atteint des niveaux qui, historiquement, plafonnaient cette monnaie en fonction des modèles de parité des pouvoirs d’achat (figure 2).
Non seulement la valeur de cette devise était-elle extrême selon sa pondération en fonction des échanges, mais elle était également représentative (figure 3), et elle dépasse maintenant certains seuils extrêmes par rapport à plusieurs devises des marchés développés (figure 4). Selon les données historiques, une fois qu’une monnaie atteint un niveau aussi élevé, sa force a tendance à s’inverser en quelques mois plutôt qu’en quelques années, et c’est précisément ce qui s’est produit au cours des derniers mois de 2022.
Le dollar a atteint son sommet à la mi-octobre. À l’époque, la Réserve fédérale resserrait sa politique monétaire par tranches de 75 points de base et les investisseurs ne savaient guère, voire pas du tout, quand les taux d’intérêt américains cesseraient de monter. Cette situation a augmenté l’attrait du billet vert, tant parce qu’il offrait un rendement en revenu plus élevé que parce qu’en période d’incertitude, les négociateurs ont tendance à se tourner vers la sécurité et la liquidité associées à la monnaie de réserve primaire. Entre novembre et janvier, la valeur du billet vert a toutefois reculé de 12 %, avant de se stabiliser au début de février. Voici les derniers facteurs qui l’ont condamné à décliner :
- en octobre, aux alentours du moment où le dollar a atteint son sommet, un ralentissement de l’inflation et les attentes voulant que la Fed ralentisse le rythme de ses hausses de taux ont miné son exubérance ;
- en novembre, il est devenu évident que les stocks de gaz naturel d’Europe suffiraient probablement pour l’hiver à venir. De plus, les prévisions suggéraient que l’hiver serait plus chaud que la moyenne. Ces événements ont permis d’espérer une atténuation de l’impact de la crise de l’énergie et, grâce à l’amélioration des perspectives économiques, ont donné un coup de pouce à l’euro ;
- en décembre, les autorités chinoises ont annoncé qu’elles mettaient fin à la quasi-totalité des restrictions qu’elles avaient imposées pendant la pandémie. Les attentes voulant que cela stimule la croissance mondiale ont encouragé un mouvement de capitaux plus important des États-Unis vers des régions comme l’Europe et le reste de l’Asie, deux régions qui entretiennent de solides liens économiques avec la Chine ;
- enfin, en janvier, l’adoption d’un ton plus ferme par certaines grandes banques centrales autres que la Fed a attiré l’attention du marché. La Banque centrale européenne (BCE), qui n’avait commencé à relever ses taux qu’en juillet, a commencé à adopter un ton beaucoup plus énergique, préparant le terrain à des hausses de taux d’intérêt par tranches plus importantes de 50 points de base (figure 5). C’est toutefois surtout l’annonce surprise de la Banque du Japon au mois de décembre, qui consistait à resserrer sa politique en faisant passer la fourchette de négociation admissible des obligations d’État japonaises à 10 ans de +/-0,25 % à +/-0,50 %, qui a fait perdre de la valeur au dollar. Cela a été considéré comme un possible signe précurseur de l’abandon de la politique visant à ancrer les taux d’intérêt à des niveaux bas, qui durait depuis six ans, et a tourné l’attention vers l’éventuel successeur de Haruhiko Kuroda en tant que gouverneur de la Banque du Japon à la fin de son mandat, au printemps.
L’an dernier, les thèmes les plus importants pour les marchés des changes ont été la guerre entre la Russie et l’Ukraine, son impact sur l’inflation et, en fin de compte, la réponse nécessaire de la Fed. Il est toutefois manifeste qu’en 2023, ils seront beaucoup moins axés sur un seul facteur. La figure 6 montre que, pendant la majeure partie de 2022, les échanges de billets verts ont été axés sur le taux d’intérêt plafond que l’on s’attendait à ce que la Fed adopte (le taux final). Depuis octobre, la chute de la valeur du dollar a été beaucoup plus importante que ce que pouvaient justifier les attentes relatives aux taux d’intérêt, même celles concernant ce qui se produira lorsque la Fed aura cessé ses hausses de taux. La chute de 12 % de la valeur du dollar prouve que celle-ci commence à subir l’influence d’autres facteurs. Même si les taux ont grimpé en février, le dollar n’a pas suivi avec enthousiasme. Après l’échec de la Silicon Valley Bank, sa valeur a commencé par diminuer, mais beaucoup moins que le laissait croire l’importante progression des taux d’intérêt.
Les premières étapes de la liquidation cyclique du billet vert ont un peu réduit sa surévaluation extrême, mais la valeur de cette devise pourrait encore bien plus diminuer. La figure 7 met en contexte cette possibilité de nouvelles baisses en harmonisant les pics des cycles précédents à un niveau indiciel de 100. De ce point de vue, la liquidation semble infime jusqu’à maintenant, et les prévisions relatives au déclin du dollar américain à long terme laissent entrevoir la possibilité d’autres baisses de 25 % à 30 % au cours des prochaines années. Des rebonds contraires aux tendances se produisent parfois, comme en février, mais ils sont généralement de faible envergure et éphémères par rapport aux mouvements cycliques à long terme. Nous croyons que la tendance générale à la baisse prévaudra, d’une part parce que d’autres banques centrales deviennent aussi fermes que la Fed, et d’autre part parce que l’amélioration des perspectives de croissance mondiale attire les actifs à l’étranger.
Ces facteurs sont complétés par les facteurs qui jouent plus traditionnellement contre la valeur du dollar : les déficits budgétaires, les déficits commerciaux et les préoccupations liées au plafond de la dette. La perspective que l’on utilise moins le dollar à l’échelle mondiale en raison de la démondialisation et de la baisse du volume des échanges commerciaux en dollars américains amplifie également la tendance à sa baisse de valeur. La diminution des réserves publiques de change en dollars américains laisse croire que la confiance mondiale à l’égard de cette devise est en baisse, et cette progression devrait s’accélérer en raison des efforts des États-Unis pour empêcher la Russie, l’Iran et la Corée du Nord d’utiliser les systèmes de paiement mondiaux. La Chine, qui est le pays étranger détenant le plus de bons du Trésor, aurait sans aucun doute considéré la saisie des réserves de change russes par les États-Unis comme une menace.
La multitude d’arguments qui s’accumulent à l’encontre du dollar a renforcé notre confiance à l’égard de notre affirmation selon laquelle la tendance à long terme à la baisse de la valeur de cette devise a commencé. Nous prévoyons que les devises des pays du G10 et des marchés émergents prendront de la valeur, car elles profiteraient de la chute du dollar américain.
Le cadre du « sourire du dollar américain »
Le concept de « sourire du dollar américain » décrit la tendance du dollar à se redresser lorsque les choses vont très bien ou très mal. L’un des côtés du sourire découle de la supériorité des rendements économique et boursier aux États-Unis, tandis que l’autre est attribuable à une fuite des capitaux vers la sécurité que procurent les bons du Trésor et le billet vert. C’est dans la période qui se situe entre ces deux extrémités que la valeur du dollar s’affaiblit (figure 8). Ce cadre peut aider à prévoir le cours du dollar dans différentes situations économiques et à répondre aux questions relatives à la réaction du billet vert en cas de récession économique. Un atterrissage brutal se traduirait probablement par une augmentation de la valeur du dollar (très négatif), tandis qu’une légère récession se traduirait par une dépréciation du dollar (pas trop négatif). Le scénario de « non-atterrissage », où la croissance économique reste forte, est plus difficile à évaluer. S’il se concrétisait, le cours du dollar dépendrait probablement du fait que la vigueur de l’économie (très positive) s’accompagnerait d’une persistance de l’inflation, ce qui inciterait la Fed à se lancer dans une nouvelle série de hausses de taux d’intérêt agressives. C’est la plus grande menace à l’égard de nos prévisions de chute du dollar, car une nouvelle hausse des taux d’intérêt à court terme américains tendrait à soutenir sa valeur. Les récentes faillites bancaires aux États-Unis rendent ce scénario beaucoup moins probable.
Quoi qu’il en soit, il n’y a pas que la situation économique des États-Unis qui importe. En fait, ce sont les activités économiques à l’étranger qui ont le plus d’incidence sur le cours du dollar. La figure 9 montre que les plus importantes chutes de la valeur du billet vert ont lieu lorsque les prévisions de croissance mondiale augmentent. L’analyse montre que ces périodes affaiblissent généralement le dollar. Les mouvements de capitaux appuient l’idée que la croissance mondiale a une incidence sur le cours du dollar. Maintenant que les taux sont positifs et que l’économie s’est améliorée en Europe, les investisseurs européens, qui jusqu’à l’année dernière avaient acheté pour des milliers de milliards de dollars d’avoirs à l’étranger pour éviter le taux d’intérêt négatif imposé par la BCE, ont commencé à rapatrier une partie de cet argent.
Il existe une dynamique semblable au Japon, et elle s’accélérera de façon spectaculaire si la Banque du Japon abandonne ses efforts pour faire en sorte que les taux d’intérêt restent bas, dans une fourchette étroite. Compte tenu de l’amélioration de la situation économique en Europe et en Chine, les investisseurs américains ont commencé à transférer de l’argent à l’étranger. Les FNB cotés aux États-Unis qui investissent dans des actions européennes, par exemple, ont commencé à rapporter que les entrées de liquidités ont nettement augmenté (figure 10), ce qui démontre la confiance dans l’économie européenne.
Marchés émergents
Même si les hausses de la Fed et la vigueur du dollar se traduisent généralement par des problèmes pour les actifs qui se trouvent dans des pays en développement, les monnaies des marchés émergents se sont bien mieux comportées que l’euro ou le yen l’an dernier. Quelques devises, dont celles du Mexique, du Brésil et du Pérou, ont même réussi à dégager des rendements supérieurs à 10 % l’an dernier. Depuis que le dollar américain a fléchi à l’automne dernier, d’autres devises ont eu un rendement supérieur à celles des marchés développés. La principale raison de cette résilience est que les banques centrales des marchés émergents ont haussé leurs taux d’intérêt de façon plus rapide et même plus agressive que la Fed pour contrer la hausse des prix (figure 11).
Tous les marchés émergents maintiennent une politique monétaire serrée, même maintenant que l’inflation commence à fléchir, ce qui pousse les taux corrigés de l’inflation à la hausse et attire des capitaux. Compte tenu de la combinaison de valorisations bon marché, des meilleures perspectives de croissance (grâce à la Chine et à l’Europe), de la baisse de la valeur du dollar et du fait que les perspectives relatives à la Fed sont moins menaçantes, nous pensons que les devises des marchés émergents devraient continuer d’avoir un rendement supérieur à celles des autres pays. Après une longue période pendant laquelle peu de gens détenaient des devises des marchés émergents, les indicateurs de positionnement suggèrent maintenant qu’à mesure que leur perception du risque s’améliore, les investisseurs commencent à augmenter leur pondération en actifs des marchés émergents.
Dollar canadien
Pendant la majeure partie de 2022, le dollar canadien s’est révélé être la plus performante des devises du G10 par rapport au dollar américain, mais depuis que celui-ci a atteint son sommet à la fin d’octobre, il a cédé cette vigueur relative, car d’autres devises se sont redressées. La récente faiblesse du dollar canadien est en partie attribuable à l’annonce que la Banque du Canada a faite en janvier, selon laquelle les taux demeureraient stables à 4,5 %, ce qui, puisque les autres banques centrales continuent de hausser leurs taux, a réduit l’avantage du huard sur le plan des taux d’intérêt. Cette pause des hausses de taux est probablement attribuable à l’annonce indiquant que le PIB a été plus faible au quatrième trimestre de 2022, et alors qu’au sein du marché, les rumeurs selon lesquelles la Fed pourrait continuer à augmenter ses taux au-delà de 5 % s’accentuent, le huard s’est déprécié par rapport au billet vert au cours des dernières semaines.
Les préoccupations entourant l’incidence négative des hausses de taux d’intérêt sur le marché du logement canadien sont également à blâmer pour la contre-performance du dollar canadien. Le durcissement monétaire énergique de l’an dernier prendra du temps à se répercuter sur l’économie, au fil du renouvellement des prêts hypothécaires à des taux plus élevés, et il ne fait aucun doute qu’il aura une incidence négative cette année. Cependant, nous ne nous attendons pas à ce qu’une crise de grande envergure paralyse l’économie. Le rythme progressif du renouvellement des prêts hypothécaires canadiens fait en sorte que la réduction du revenu disponible due à l’augmentation des versements sur prêts devrait prendre du temps et donc avoir moins d’ampleur que prévu par les investisseurs.
L’état de l’économie américaine est également très pertinent en ce qui a trait aux perspectives du huard. Certains investisseurs, qui craignent les risques de récession aux États-Unis, ont vendu des dollars canadiens et des pesos mexicains afin d’accumuler des profits si les données économiques s’aggravaient. Ces deux devises ont de solides liens commerciaux avec les États-Unis et sont toutes deux corrélées positivement à la confiance en matière de risque, mais le dollar canadien est considéré comme une valeur plus sûre, car il offre une sensibilité plus élevée aux actions et son coût de couverture est beaucoup moins élevé (taux d’intérêt inférieurs à ceux du Mexique, figure 12). Malgré tout, depuis six mois, le huard semble se maintenir dans une fourchette de 1,32 à 1,40 par dollar américain, et ce, grâce au fait que de fortes baisses ont été évitées sur les marchés boursiers et à l’étonnante robustesse des données économiques américaines. Si le rendement économique de l’Europe et de la Chine continuait à s’améliorer, cela favoriserait les marchandises et augmenterait la possibilité d’abandon des positions courtes en dollars canadiens.
Le fait que le huard n’ait pas fléchi davantage découle peut-être aussi des mouvements de capitaux. La balance nette des paiements, qui constitue la mesure la plus globale des mouvements de capitaux, continue à justifier que le huard se situe à 3 % du PIB (figure 13). La composante la plus importante de cette mesure est sans doute le compte courant, qui a récemment commencé à afficher des excédents grâce à l’amélioration qui a eu lieu dans les catégories du commerce et des revenus.
Le seul point faible est le fait que les investissements directs étrangers sont négatifs, mais leur détérioration est plutôt attribuable aux sociétés canadiennes qui investissent à l’étranger qu’aux sociétés étrangères qui se retirent du Canada. Cela reflète le fait que les entreprises préfèrent investir aux États-Unis ainsi que les importants investissements des caisses de retraite canadiennes dans des infrastructures mondiales (figure 14). Certains signes précurseurs indiquent que cette sortie nette pourrait s’estomper alors que les producteurs de pétrole et de gaz du Canada travailleront de concert pour réduire leurs émissions à zéro d’ici 2050. Ce plan collectif devrait générer 75 milliards de dollars d’investissements au cours des prochaines décennies, ce qui permettrait non seulement de stimuler l’activité économique, mais aussi de corriger la perception selon laquelle les sables bitumineux du Canada sont une source d’énergie polluante.
Nous croyons que la contre-performance du huard à court terme devrait être limitée tant que l’on évitera un atterrissage brutal aux États-Unis. Aidé par les mouvements de capitaux, la force de l’immigration et les prix élevés de marchandises, le dollar canadien devrait suivre le même rythme que ses pairs au cours des 12 prochains mois. Au cours de l’année à venir, nous prévoyons que sa valeur atteindra 1,23 dollar canadien par dollar américain.
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